La Tunisie à la croisée des chemins
Les optimistes veulent croire que le pire n'est pas inéluctable .......
La Tunisie à la croisée des chemins
Les optimistes veulent croire que le pire n’est pas inéluctable et avancent des arguments politiques et économiques. Mais beaucoup dépendra du bon vouloir du Président Kaïs Saïed.
L‘évolution autoritaire et la captation du pouvoir législatif mises en œuvre depuis l’été dernier par le Président de la République tunisienne Kaïs Saïed (mise en congé du Parlement, décision de gouverner par décrets…) suscitent encore de grandes interrogations. Que l’intéressé dise agir ainsi pour faire face à la crise sanitaire et à ses incidences économiques et sociales ainsi qu’aux agissements peu reluisants du parti islamiste Ennahdha, ne suffit pas à dissiper un sentiment d’inquiétude concernant la pérennité des avancées démocratiques ayant suivi le renversement, en 2011, du régime Ben Ali.
Ce sentiment a été renforcé par la mise en place, le 12 janvier dernier, d’un couvre-feu nocturne et l’interdiction de tout rassemblement au nom de la lutte contre la Covid, par une accentuation de la violence policière, par le recours à des tribunaux militaires pour juger des civils. Le président Saïed bénéficie certes encore du soutien de la majorité silencieuse. Mais la plupart des partis politiques, la principale centrale syndicale de salariés ainsi que des milliers de manifestants ont affirmé leur opposition.
Ces derniers jours, avec la dissolution du CSM (Conseil Supérieur de la Magistrature), le président Saïed a osé porter atteinte au pouvoir judiciaire. En effet, les nominations et mutations des magistrats qui étaient jusqu’alors décidées par le CSM, relèveront désormais d’un organisme aux ordres du président de la République. De nombreux observateurs considèrent que le président Saïed, en s’ingérant dans les pouvoirs exécutif et judiciaire, ne fait qu’appliquer son programme populiste de campagne présidentielle qui soulignait la nécessité d'un rapport direct entre le peuple et le président de la République. Parmi eux, certains avancent aussi que l’intéressé use de la force et attente aux libertés pour décourager la montée de la contestation que vont déterminer deux facteurs.
Premier facteur : la dégradation de la situation économique et sociale (inflation à 6 %, chômage à 18 %, PIB en baisse de 9 %, effondrement de la fréquentationtouristique, envolée du poids de la dette publique, hausse de la dette privée, difficultés pour payer les salaires des fonctionnaires, menace de suspension de l’aide financière US).
Deuxième facteur et conséquence directe du premier : un recours forcé à la restructuration de la dette publique et donc au Fonds monétaire international (FMI) qui pourrait entraîner une dégradation des conditions de vie d’une grande partie de la population car il impliquerait une dépréciation du dinar, des privatisations, un gel ou une réduction des salaires, des retraites et des aides sociales, du chômage, de l’inflation, des faillites, une limitation des importations qui pourrait provoquer des pénuries.
Feuille de route 2022
Cette dégradation est à craindre si l’on prend en compte qu’en novembre dernier les autorités tunisiennes ont demandé au FMI un programme de prêt et jugent pouvoir l’obtenir. Cependant des optimistes veulent croire que le pire n’est pas inéluctable et avancent les arguments politiques et économique suivants. D’abord le gouvernement tunisien a récemment annoncé la levée du couvre-feu Covid.
Ensuite, dans un discours solennel prononcé en décembre dernier, le président Saïed a dévoilé les phases successives de sa feuille de route 2022 pour une transition politique et démocratique : en janvier, « consultation électronique » sur les réformes constitutionnelles et politiques ; en mars, synthèse des propositions et rédaction d’un projet de révision de la Constitution ; en juillet, référendum constitutionnel ; en décembre, élections législatives.
Enfin, après avoir découvert et analysé le contenu de la feuille de route, l’Union Européenne a déclaré « prendre bonne note » des échéances politiques, indiqué qu’elles « constituent une étape importante vers le rétablissement de la stabilité et de l’équilibre institutionnels » et affirmé que si le président Saïed accepte d’associer les forces politiques, syndicales et associatives à un dialogue national et à la définition d’un ordre institutionnel, elle soutiendra économiquement la Tunisie (meilleure intégration dans l’espace économique européen et euro-méditerranéen, conversion des dettes bilatérales en projets de développement, plan de soutien quadriennal avec le FMI comportant un important filet social, aide aux transformations technologiques et industrielles). Les pessimistes craignent que le président Saïed rejette cette main tendue, en refusant le dialogue national, en accroissant la teneur nationaliste et populiste de ses discours afin de détourner l’attention de la population des questions économiques et sociales, en cherchant à faire percevoir l’Union Européenne et les USA comme des fauteurs d’asphyxie économique de son pays, en multipliant les mesures anti-étrangers et anti-riches pour canaliser l’impatience des Tunisiens pauvres qui le soutiennent et attendent une « purification »des institutions et des milieux d’affaires ainsi que des condamnations de « corrompus ». Ces pessimistes expriment aussi la crainte que tout cela attise les tensions, engendre des confrontations violentes et accentue la nature autoritaire du régime.
Assurément, en ce début d’année, la Tunisie est à la croisée des chemins.
Alexandra Sereni