Guerre d'Ukraine : Recep Erdogan à l'affût
Recep Erdogan pourrait devenir gourmand et prédateur si la Russie sort de la guerre militairement affaiblie...
Guerre d’Ukraine : Recep Erdogan à l’affût
Aujourd’hui prudent et médiateur, Recep Erdogan pourrait demain devenir gourmand et prédateur si la Russie sort de la guerre militairement affaiblie et économiquement rendue exsangue par les sanctions.
Le président turc Recep Erdogan suit avec attention l'évolution de la situation en Ukraine et a au moins deux bonnes raisons pour cela. La puissance et la pugnacité de son armée en font le pilier sud de de l’Otan. Elle est diplomatiquement proche de Kiev à qui en outre elle vend des armes. A priori, la Turquie devrait donc êtreclairement aux côtés des pays qui soutiennent l’Ukraine. En ce sens, le 28 février dernier, Recep Erdogan a jugé « inacceptable » l’action militaire russe et, le 1er mars dernier, la Turquie a interdit l’accès de trois navires de guerre russes au Bosphore en usant d’une interprétation discutable de la convention internationale de Montreux qui régit le droit de passage dans les détroits turcs reliant la Mer Noire à la Méditerranée. Toutefois, la Turquie s’est abstenue lors du vote qui suspendu la Russie du Conseil de l’Europe. Pourquoi cette abstention ? La Turquie ne peut se permettre une brouille brutale avec la Russie. En effet, le pays de Vladimir Poutine est son principal partenaire commercial après l’Union Européenne, lui fournit 44 % de ses besoins en gaz et lui construit sa première centrale nucléaire.
En outre, dans les sites et les stations touristiques turcs, les Russes représentent près de 20 % de la clientèle étrangère. Tout cela incite donc la Turquie à la prudence et, aussi, à proposer ses bons offices. C’est la lecture que l’on peut avoir de la discussion entre les ministres des Affaires étrangères russe et ukrainien qui a récemment eu lieu à Antalya, dans le sud de la Turquie, en présence du ministre turc des Affaires étrangères. Sergueï Lavrov et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba ne sont pas parvenus à un accord de mise en œuvre d'un cessez-le-feu.
La Turquie fait cependant tout pour que la discussion reprenne et escompte que des avancéesinterviendront quand les belligérants seront affaiblis par des semaines de guerre et de sanctions internationales. En attendant, Recep Erdogan entend d’ores et déjà tirer profit d’une situation de membre incontournable de l’Otan et d’un positionnement de médiateur qui placent la Turquie au centre des jeux militaires et diplomatiques. Lors d'un entretien téléphonique avec le président Joe Biden, il a demandé la levée des « sanctions injustes » appliquées à son pays par les USA (depuis l'achat en 2019 par la Turquie du système anti-missile russe S-400, les USA ont gelé la fourniture de matériels militaires).
Concurrence et divergences
Aujourd’hui prudent et médiateur, Recep Erdogan pourrait demain devenir gourmand et prédateur si la Russie sort de la guerre militairement affaiblie etéconomiquement rendue exsangue par les sanctions. En effet, malgré ses rapports apparemment cordiaux avec Vladimir Poutine, Recep Erdogan n’oublie sans doute pas que son pays et la Russie sont depuis des siècles en concurrence dans le Caucase et pour le contrôle de la Mer Noire, et ont des divergences de point de vue et d’intérêts concernant au moins quatre régions du monde dont… l’Ukraine.
En septembre 2021, Recep Erdogan a déclaré : « Nous considérons qu’il est important de préserver l’intégrité et la souveraineté de l’Ukraine, y compris sur le territoire de la Crimée dont nous ne reconnaissons pas l’annexion. » En Syrie, l'armée turque et ses proxies syriens occupent une partie du nord du pays et les militaires turcs empêchent la reconquête par l’armée syrienne, qui bénéficie de l’appui russe, de la province d'Idlib tenue par les rebelles islamistes. En janvier 2020, en Libye, la Turquie a au moins contrarié les projets de la Russie. En effet, avec l’envoi de conseillers militaires, de forces spéciales, d’armes et de mercenaires syriens, elle a sauvé la mise au Gouvernement d’Union Nationale siégeant à Tripoli (reconnu par la communauté internationale) qui était sous la menace d’être défait et évincé par l’Armée Nationale Libyenne (soutenue militairement par la Russie).
Un cessez-le-feu a certes été signé sous l’égide de l’ONU. Mais ni l’armée turque, ni la Russie notamment avec la présence des mercenaires du groupe Wagner, n’ont quitté la Libye. En novembre 2020, au Karabagh, la Turquie a décisivement contribué à la défaite de l’Arménie en fournissant des drones et des mercenaires à l’Azerbaïdjan. Même si elle n’était pas mécontente des revers d’un allié qui manifestait des velléités de rapprochement avec l’Occident, la Russie est intervenue, de concert avec la Turquie, pour imposer la fin des hostilités.
Si la Russie est en difficulté, la Turquie pourrait bien choisir de pousser ses pions dans les quatre régions susmentionnées en exigeant la restitution de la Crimée à l'Ukraine, en aidant le GNA à étendre son pouvoir sur l’ensemble du territoire libyen, en imposant son influence à l’Arménie et laissant éventuellement l’Azerbaïdjan s’emparer de la totalité du Karabagh, en annexant une partie du nord de la Syrie et aidant des rebelles islamistes à sa main à renverser le régime de Bachar-El Assad. Recep Erdogan n’a jamais caché vouloir que la Turquie retrouve le prestige de l’ancien Empire ottoman. Un affaiblissement de la Russie lui fournirait l’occasion de réaliser une partie de ce dessein.
Alexandra Sereni