Plaidoyer pour les vieilles dames indignes
La formule gaullienne est devenue célèbre : << la vieillesse est un naufrage >>.
Plaidoyer pour les vieilles dames indignes
La formule gaullienne est devenue célèbre : « la vieillesse est un naufrage ». À quoi bon vieillir ? Mais la société cherche à nous prouver le contraire : la médecine maintient les vieillards dans un état physique de plus en plus confortable et hygiénique. Mais en même temps, la société isole les vieux dans des établissements qui ressemblent à des hôpitaux, où ils perdent le sens de la vie.
Donner un sens au grand âge
Il n’est pas suffisant de prolonger la vie, encore faut-il savoir quel sens donner au grand âge ? À quoi sert de devenir de plus en plus vieux si l’on ne sait plus pourquoi : pourquoi faire si l’on n’a plus que le droit de ne rien faire ? Le passé n’est plus une valeur essentielle, le vieux n’est plus le porteur d’expériences, d’une culture irremplaçable (« Un vieux qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » dit un proverbe africain). Dans notre société néolibérale, où seules comptent l’urgence et la vitesse, l’éphémère et le futur, les vieux sont encombrants, trop peu mobiles, trop peu adaptables à la frénésie de l’innovation : une « start-up nation » n’a que faire des vieillards, et de leur sagesse d’ancêtres. Même si on les traite bien physiquement, à travers des pratiques hygiénistes de plus en plus élaborées, on leur demande d’oublier qu’ils existent, après cette période indéterminée, qui comprend les premières années de la retraite qui permettent de multiplier les voyages, les activités sociales bénévoles, avant d’atteindre le grand âge où se développe le sentiment d’inutilité et de pente fatale vers la mort (on parle alors de « syndrome du glissement »).
Il faut apprendre à continuer à vivre
Regroupés dans des « maisons closes », les vieillards (le plus souvent des femmes) dépendants se retrouvent privés de leur famille, de leur cadre de vie, des objets qu’ils aiment, de leur animal familier, de l’âme de leur foyer : plus personne n’est là pour leur apprendre à continuer à vivre comme une récompense qui répond à une vie bien menée. Relisons Platon, Aristote, Cicéron, Montaigne, Simone de Beauvoir et tant d’autres, qui ont montré que la sagesse c’était aussi, au-delà de la lassitude, une énergie ultime pour se réconcilier avec le monde, au-delà des révoltes qui ont précédé cette impuissance. Tenter de faire, selon la formule de Rousseau, « quelque progrès sur soi-même », à travers un dialogue continu entre inquiétude et curiosité, est devenu impossible. Pour l’anthropologue Marc Auget (« Une ethnologie de soi. Le temps sans âge ») la vieillesse n’existe pas comme identité spécifique : nous devenons « hors d’âge », faits de temps multiples, des souvenirs entremêlés par un retour au « stade du miroir ». Vieillir c’est vivre, c’est être de façon banale mais intensive, à condition de continuer à avoir des relations sociales, avec des livres, des artistes, des parents, des amis nouveaux… Si l’âge est une donnée physique, la vieillesse est une construction sociale : à partir de quand et comment commence-t-on à vivre « le premier jour du reste de sa vie » (Jean Baudrillard) ? Quel jour prend-on conscience que l’essentiel est derrière soi ? Pour trop de vieux, aujourd’hui, la vieillesse, loin d’être une nouvelle aventure, est une tragédie, car leur vie est incapable de cette compétition et de cette performance exigée par notre société.
J’aime ces vieilles femmes indignes
J’aime ces femmes indignes qui transgressent les règles de la bienséance, de la solitude, du silence, qui osent parler et agir, penser et transmettre autre chose que des banalités entendues sur des chaînes de T.V, avoir un comportement actif, des engagements inventifs, du travail original, mêlant toutes sortes d’activités et jetant un regard renouvelé sur notre société. « Écrire pour ne pas mourir », telles Marguerite Duras ou Marguerite Yourcenar, jouer sur les scènes du monde, telle Gisèle Casadesus, explorer les continents africains, telle Germaine Tillion, danser les ballets modernes, telle Zizi Jeanmaire, rester une meneuse de revue telle Mistinguett ou militer telle la passionaria sur tous les meetings révolutionnaires d’Europe. Ces exemples magnifiques sont pourtant tombés dans l’oubli.
Réapprendre la lenteur et le silence
Dans une société gangrenée par la vitesse et l’accélération dans l’éphémère, les vieux - au quotidien – pourraient nous réapprendre la lenteur, la méditation, le silence, la conversation désintéressée, la fantaisie inutile… à condition de savoir les écouter et les regarder vivre. Notre société fortement déchristianisée et ayant oublié les grands récits révolutionnaires, a perdu le sens du passé qui a été cannibalisé par le présent. Ce « présentisme » méconnaît l’histoire et celles et ceux qui en sont porteurs : les vieux. Seuls comptent le discontinu, la brutalité de l’événement, l’imprévisible et l’inattendu.
Le corps : un élément fondamental de chaque vie
La logique normative du marché dominante, écrase ces espaces communs inappropriables où la société parque ses vieux. Or, la pratique sociale fait l’individu, produit le sujet. Le corps est un élément fondamental de chaque vie. À lieu d’écarter la loi du renard au profit des mécanismes dionysiens, le principe de précaution qui règne dans les institutions publiques et privées pour vieillards et qui repose sur la logique de la peur fait oublier les dieux voleurs de feu. Le corps c’est la vie, mais toutes les vies ne sont pas vivables : certaines même, si elles sont vécues, sont invivables, car les êtres sont alors traités comme des choses, des choses mortes « qui ne sont pas dignes d’être pleurées », selon l’expression de Judith Butler, car elles ne répondent plus aux critères d’âge, de richesse, de santé. Une vie vivable dans notre société est une vie qui correspond au monde économique et social, sinon on considère qu’elle a épuisé son potentiel de vie, selon les normes que la société nous impose : car la vie et la mort sont construites par le pouvoir. Le covid nous démontre, s’il en était besoin, que le pouvoir régit intimement nos vies et refoule nos morts. Le problème est aujourd’hui de le savoir et d’y faire face, pour obliger ceux qui nous dirigent à construire nos vies dans le respect de la liberté individuelle et de la solidarité collective.
La vieillesse incarne l’éthique de la fragilité face à l’agitation permanente, à la vie à grande vitesse où chacun se retrouve sans cesse à bout de souffle, sujet anéanti par la poursuite des objets. De nombreux philosophes considèrent qu’à la civilisation de l’usine comme lieu de luttes sociales a succédé la civilisation du corps, centré moins sur le besoin social que sur le désir individuel. Mais cette place centrale du corps est associée à une reconfiguration de sa portée symbolique : avec les progrès de la science et les théories philosophiques contemporaines, le corps est désormais traité comme le lieu d’interaction du physique et du psychique. On pense avec son corps. Tout corps, y compris celui d’un vieillard, est pensant. Les vieux sont ainsi, par leur corps, des « lieux de mémoire » à condition de savoir les écouter, de prendre son temps. Jadis, avec leurs papotages enjoués, les vieux profitaient de la présence des jeunes. Ils ne demandaient rien en échange de cette présence, car ils connaissaient la force de la générosité.
Désormais assignés à la propreté (au propre contre le sale), à l’ordre et au silence, les vieux subissent dans nos sociétés une véritable neutralisation sociale, une perte de leur pouvoir de transmettre les choses du passé, ses valeurs. Les vérités prosaïques de l’existence, d’une existence de gens toujours pressés, écrasent la tendresse, les passions incalculables. Les vieux enfermés éprouvent sans doute des sensations, mais celles-ci sont douceâtres, fades et flottantes, loin de la brutalité de la vie active de plus en plus pressée.
Où sont les dîners de famille où l’on papote de tout et de rien ? Comment survivre dans un univers dépourvu d’amoureux ? d’amis de passage ? Quand on ne peut plus se payer le luxe de la tendresse, d’une tendresse partagée ?
La vieillesse survient quand la fatigue domine la passion. Marcel Proust évoquait « le grand renoncement » qu’est la vieillesse, ce temps qui voit la fin de « la douceur réparatrice et bénie du repos ». Face à la fatigue de vieillir, il faudrait aider les vieux à ne pas rester seuls dans le couloir de la mort, sous l’emprise violente d’un système qui s’apparente au système carcéral. Notre société, qui essaie de prolonger la vie indéfiniment, cherche à effacer la mort : les rituels et cérémonials d’enterrements disparaissent, tels les repas d’enterrement où l’on commentait abondamment la vie du trépassé. L’adieu est désormais désacralisé et souvent expédié à toute vitesse, sans plus de chants ni de poèmes, pas plus que de musiques ou de veillées funèbres. Le cadavre n’est plus exposé, mais caché, souvent brûlé. Reste le vide, car a disparu le lieu où rencontrer le mort, où donner rendez-vous au défunt, procédure rituelle qui garantissait au deuil un temps long. Le deuil ne se signale plus sur le corps des vivants qui ont aimé celui ou celle qui vient de mourir. C’est dire que l’on ne croit plus en l’avenir et que ne reste que le présent immédiat, sans aucune possibilité d’anticipation.
Francine Demichel
La formule gaullienne est devenue célèbre : « la vieillesse est un naufrage ». À quoi bon vieillir ? Mais la société cherche à nous prouver le contraire : la médecine maintient les vieillards dans un état physique de plus en plus confortable et hygiénique. Mais en même temps, la société isole les vieux dans des établissements qui ressemblent à des hôpitaux, où ils perdent le sens de la vie.
Donner un sens au grand âge
Il n’est pas suffisant de prolonger la vie, encore faut-il savoir quel sens donner au grand âge ? À quoi sert de devenir de plus en plus vieux si l’on ne sait plus pourquoi : pourquoi faire si l’on n’a plus que le droit de ne rien faire ? Le passé n’est plus une valeur essentielle, le vieux n’est plus le porteur d’expériences, d’une culture irremplaçable (« Un vieux qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » dit un proverbe africain). Dans notre société néolibérale, où seules comptent l’urgence et la vitesse, l’éphémère et le futur, les vieux sont encombrants, trop peu mobiles, trop peu adaptables à la frénésie de l’innovation : une « start-up nation » n’a que faire des vieillards, et de leur sagesse d’ancêtres. Même si on les traite bien physiquement, à travers des pratiques hygiénistes de plus en plus élaborées, on leur demande d’oublier qu’ils existent, après cette période indéterminée, qui comprend les premières années de la retraite qui permettent de multiplier les voyages, les activités sociales bénévoles, avant d’atteindre le grand âge où se développe le sentiment d’inutilité et de pente fatale vers la mort (on parle alors de « syndrome du glissement »).
Il faut apprendre à continuer à vivre
Regroupés dans des « maisons closes », les vieillards (le plus souvent des femmes) dépendants se retrouvent privés de leur famille, de leur cadre de vie, des objets qu’ils aiment, de leur animal familier, de l’âme de leur foyer : plus personne n’est là pour leur apprendre à continuer à vivre comme une récompense qui répond à une vie bien menée. Relisons Platon, Aristote, Cicéron, Montaigne, Simone de Beauvoir et tant d’autres, qui ont montré que la sagesse c’était aussi, au-delà de la lassitude, une énergie ultime pour se réconcilier avec le monde, au-delà des révoltes qui ont précédé cette impuissance. Tenter de faire, selon la formule de Rousseau, « quelque progrès sur soi-même », à travers un dialogue continu entre inquiétude et curiosité, est devenu impossible. Pour l’anthropologue Marc Auget (« Une ethnologie de soi. Le temps sans âge ») la vieillesse n’existe pas comme identité spécifique : nous devenons « hors d’âge », faits de temps multiples, des souvenirs entremêlés par un retour au « stade du miroir ». Vieillir c’est vivre, c’est être de façon banale mais intensive, à condition de continuer à avoir des relations sociales, avec des livres, des artistes, des parents, des amis nouveaux… Si l’âge est une donnée physique, la vieillesse est une construction sociale : à partir de quand et comment commence-t-on à vivre « le premier jour du reste de sa vie » (Jean Baudrillard) ? Quel jour prend-on conscience que l’essentiel est derrière soi ? Pour trop de vieux, aujourd’hui, la vieillesse, loin d’être une nouvelle aventure, est une tragédie, car leur vie est incapable de cette compétition et de cette performance exigée par notre société.
J’aime ces vieilles femmes indignes
J’aime ces femmes indignes qui transgressent les règles de la bienséance, de la solitude, du silence, qui osent parler et agir, penser et transmettre autre chose que des banalités entendues sur des chaînes de T.V, avoir un comportement actif, des engagements inventifs, du travail original, mêlant toutes sortes d’activités et jetant un regard renouvelé sur notre société. « Écrire pour ne pas mourir », telles Marguerite Duras ou Marguerite Yourcenar, jouer sur les scènes du monde, telle Gisèle Casadesus, explorer les continents africains, telle Germaine Tillion, danser les ballets modernes, telle Zizi Jeanmaire, rester une meneuse de revue telle Mistinguett ou militer telle la passionaria sur tous les meetings révolutionnaires d’Europe. Ces exemples magnifiques sont pourtant tombés dans l’oubli.
Réapprendre la lenteur et le silence
Dans une société gangrenée par la vitesse et l’accélération dans l’éphémère, les vieux - au quotidien – pourraient nous réapprendre la lenteur, la méditation, le silence, la conversation désintéressée, la fantaisie inutile… à condition de savoir les écouter et les regarder vivre. Notre société fortement déchristianisée et ayant oublié les grands récits révolutionnaires, a perdu le sens du passé qui a été cannibalisé par le présent. Ce « présentisme » méconnaît l’histoire et celles et ceux qui en sont porteurs : les vieux. Seuls comptent le discontinu, la brutalité de l’événement, l’imprévisible et l’inattendu.
Le corps : un élément fondamental de chaque vie
La logique normative du marché dominante, écrase ces espaces communs inappropriables où la société parque ses vieux. Or, la pratique sociale fait l’individu, produit le sujet. Le corps est un élément fondamental de chaque vie. À lieu d’écarter la loi du renard au profit des mécanismes dionysiens, le principe de précaution qui règne dans les institutions publiques et privées pour vieillards et qui repose sur la logique de la peur fait oublier les dieux voleurs de feu. Le corps c’est la vie, mais toutes les vies ne sont pas vivables : certaines même, si elles sont vécues, sont invivables, car les êtres sont alors traités comme des choses, des choses mortes « qui ne sont pas dignes d’être pleurées », selon l’expression de Judith Butler, car elles ne répondent plus aux critères d’âge, de richesse, de santé. Une vie vivable dans notre société est une vie qui correspond au monde économique et social, sinon on considère qu’elle a épuisé son potentiel de vie, selon les normes que la société nous impose : car la vie et la mort sont construites par le pouvoir. Le covid nous démontre, s’il en était besoin, que le pouvoir régit intimement nos vies et refoule nos morts. Le problème est aujourd’hui de le savoir et d’y faire face, pour obliger ceux qui nous dirigent à construire nos vies dans le respect de la liberté individuelle et de la solidarité collective.
La vieillesse incarne l’éthique de la fragilité face à l’agitation permanente, à la vie à grande vitesse où chacun se retrouve sans cesse à bout de souffle, sujet anéanti par la poursuite des objets. De nombreux philosophes considèrent qu’à la civilisation de l’usine comme lieu de luttes sociales a succédé la civilisation du corps, centré moins sur le besoin social que sur le désir individuel. Mais cette place centrale du corps est associée à une reconfiguration de sa portée symbolique : avec les progrès de la science et les théories philosophiques contemporaines, le corps est désormais traité comme le lieu d’interaction du physique et du psychique. On pense avec son corps. Tout corps, y compris celui d’un vieillard, est pensant. Les vieux sont ainsi, par leur corps, des « lieux de mémoire » à condition de savoir les écouter, de prendre son temps. Jadis, avec leurs papotages enjoués, les vieux profitaient de la présence des jeunes. Ils ne demandaient rien en échange de cette présence, car ils connaissaient la force de la générosité.
Désormais assignés à la propreté (au propre contre le sale), à l’ordre et au silence, les vieux subissent dans nos sociétés une véritable neutralisation sociale, une perte de leur pouvoir de transmettre les choses du passé, ses valeurs. Les vérités prosaïques de l’existence, d’une existence de gens toujours pressés, écrasent la tendresse, les passions incalculables. Les vieux enfermés éprouvent sans doute des sensations, mais celles-ci sont douceâtres, fades et flottantes, loin de la brutalité de la vie active de plus en plus pressée.
Où sont les dîners de famille où l’on papote de tout et de rien ? Comment survivre dans un univers dépourvu d’amoureux ? d’amis de passage ? Quand on ne peut plus se payer le luxe de la tendresse, d’une tendresse partagée ?
La vieillesse survient quand la fatigue domine la passion. Marcel Proust évoquait « le grand renoncement » qu’est la vieillesse, ce temps qui voit la fin de « la douceur réparatrice et bénie du repos ». Face à la fatigue de vieillir, il faudrait aider les vieux à ne pas rester seuls dans le couloir de la mort, sous l’emprise violente d’un système qui s’apparente au système carcéral. Notre société, qui essaie de prolonger la vie indéfiniment, cherche à effacer la mort : les rituels et cérémonials d’enterrements disparaissent, tels les repas d’enterrement où l’on commentait abondamment la vie du trépassé. L’adieu est désormais désacralisé et souvent expédié à toute vitesse, sans plus de chants ni de poèmes, pas plus que de musiques ou de veillées funèbres. Le cadavre n’est plus exposé, mais caché, souvent brûlé. Reste le vide, car a disparu le lieu où rencontrer le mort, où donner rendez-vous au défunt, procédure rituelle qui garantissait au deuil un temps long. Le deuil ne se signale plus sur le corps des vivants qui ont aimé celui ou celle qui vient de mourir. C’est dire que l’on ne croit plus en l’avenir et que ne reste que le présent immédiat, sans aucune possibilité d’anticipation.
Francine Demichel