• Le doyen de la presse Européenne

Le front jacobin, ses composantes contestent l’accord de Beauvau.

Un front jacobin est en cours de constitution. Il se structure à partir d’importantes forces politiques et d’un réseau d’influence.
LE FRONT JACOBIN

Un front jacobin est en cours de constitution. Ses composantes contestent l’accord de Beauvau. Il se structure à partir d’importantes forces politiques et d’un réseau d’influence.


Le 21 février dernier, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, représentant l’État, et la majorité des élus corses présents au dîner conclusif du processus de Beauvau, sont parvenus à un accord portant sur un projet d'écriture constitutionnelle prévoyant la reconnaissance d’un statut d’autonomie de la Corse. Selon le ministre, cette autonomie ne remettra pas en cause les fondements de la République. Cela n’est pas l’avis de tout le monde. Un front jacobin est en cours de constitution. Ses composantes contestent l’accord de Beauvau car, selon elles, en admettant le principe d’un pouvoir législatif local et en reconnaissant une communauté historique, culturelle, linguistique liée à une terre, cet accord admet une inégalité entre les territoires métropolitains, portant ainsi atteinte au pacte républicain, et prédispose à un communautarisme, ferment de tous les séparatismes. Ce front jacobin se structure à partir d’importantes forces politiques et d’un réseau d’influence.


L’opposition du RN et des leaders parlementaires LR


Dès novembre dernier - à l’occasion des Rencontres de Saint-Denis (ville de la banlieue nord de Paris) lors desquelles le président de la République a, avec les chefs des principaux partis politiques d’opposition, évoqué plusieurs thèmes dont la décentralisation et la réforme des institutions - Jordan Bardella, le président du RN (Rassemblement National), a fait savoir que son parti était opposé à un statut d’autonomie de la Corse. Porte-parole du Rassemblement National, le député Sébastien Chenu a ultérieurement affirmé : « La population, je l'ai ressenti sur le terrain, entend que l'on apporte des réponses spécifiques à ses préoccupations plus aiguës ou différentes du fait de l'insularité, pouvoir d'achat, urbanisme, langue, formation, etc. Ce n'est pas pour autant qu'elle réclame son autonomie ». Au Sénat, les élus Les Républicains (LR) sont vent debout contre l’accord de Beauvau. Quelques heures après l’annonce de l’accord, Bruno Retailleau, président du groupe LR, a affiché son opposition. En relevant un risque de communautarisme : « La reconnaissance d’une communauté historique, culturelle, linguistique, liée à une terre. Ce serait la constitutionnalisation du communautarisme ».
En soulignant qu’accepter la mise en place de lois locales dans le cadre d’une réforme constitutionnelle représenterait un danger de contagion de nature à saper l’unité et l’indivisibilité de la République : « Contourner le Parlement et faire en sorte qu’il n’y ait pas d’habilitation, c’est dangereux. La preuve : dès hier, Gérard Larcher a reçu un courrier du président de la région Bretagne pour demander de modifier aussi la Constitution pour la Bretagne. C’est la boîte de Pandore ». Le 23 février dernier, lors des questions au gouvernement, le sénateur Francis Szpiner a lancé au ministre de l’Intérieur : « Vous êtes en train de capituler devant les séparatistes ».
Le 14 mars dernier, sur un plateau de France 2, Gérard Larcher, président LR du Sénat, a rejeté l’octroi d’un pouvoir législatif local de plein exercice et a lui aussi invoqué le risque d’une contagion : « On ne contournera pas le Parlement, je tiendrai bon […] Si on contourne le Parlement, après la Corse, il y aura d’autres demandes [...] Le président de la région Bretagne m’a envoyé une lettre. Il demande qu’en même temps que le débat corse nous ayons un débat sur la Bretagne ». Gérard Larcher a aussi dénoncé la notion de communauté : « Il y a des spécificités insulaires, historiques, linguistiques, culturelles, en Corse, comme dans un certain nombre d’autres régions de France. Mais ça ne se traite pas par le communautarisme entré dans la Constitution ». Mathieu Darnaud, premier vice-président LR du Sénat, a pour sa part déclaré sur la chaîne parlementaire Public Sénat : « Nous ne voulons pas multiplier les droits d’exception, c’est-à-dire avoir des collectivités qui fonctionnent différemment [...] La ligne rouge au Sénat a été clairement rappelée par le président Larcher, le président Retailleau, c’est que la fabrique de la loi doit rester au Parlement ». Du côté de l’Assemblée Nationale, Olivier Marleix, président du groupe LR, a tenu des propos suggérant qu’il partage la position des sénateurs de son parti. En effet, commentant la démarche du ministre de l’Intérieur, il a déclaré : « On a l'impression qu'il est prêt à tout lâcher (avec) une espèce de pouvoir de dérogation législative quasi général ». Il convient de noter que tous les intervenants LR susmentionnés ont quasiment repris cette argumentation de Jean-Jacques Panunzi, sénateur LR de Corse-du-Sud : « L’écriture mettrait en danger l’indivisibilité de la France […] Si une région peut écrire ses propres lois, on ne peut plus dire qu’elle appartient au même pays ».


Un réseau d’influence


Le front jacobin, comme écrit plus haut, n’est pas composé que de partis et d’élus politiques. Il se structure aussi autour d’individus et de cercles qui constituent un réseau d’influence. Benjamin Morel, maître de conférences en Droit public, a affirmé que l’inscription dans l’accord de Beauvau d’une spécificité culturelle des Corses dans la Constitution, porterait atteinte à l’unité de la République et ouvrirait la voie à de multiples revendications communautaristes. Pour ce faire, le 10 mars dernier, il a convoqué le souvenir de Robert Badinter : « (Il) disait que la décision de 1991 sur le statut de la Corse, avec la censure de la notion de « peuple corse », avait été la plus importante qu'il ait eu à rendre comme président du Conseil constitutionnel. Je me souviens très bien avoir moi-même rédigé le projet de considérant, dans lequel le peuple français était défini comme étant composé de tous les citoyens sans distinction de race, de sexe, de religion, de croyance ou d'origine. C'était une définition nécessaire, un rappel de ce qui constitue le fondement même de la République une et indivisible. » Aussi pour ce faire, quelque jours plus tard, il a déclaré : « Introduire la notion de peuple corse, de communauté culturelle linguistique corse, cela crée un effet en cascade […] On remet en cause les principes fondamentaux de l’universalisme.
À ce moment-là, c’est l’ADN de la République qui est remis en cause […] Juridiquement, si jamais je reconnais ça, ça veut dire que je ne peux pas dire non à d’autres revendications. Comment dire non aux Bretons, aux Alsaciens, mais également à des communautés halogènes, des personnes issues de l’immigration qui demanderaient que leur communauté soit reconnue au nom du principe d’égalité ? »
Ces derniers jours, dans un texte commun, seize constitutionnalistes et juristes, dont Pierre Mazeaud et Jean-Louis Debré, anciens présidents du Conseil Constitutionnel, ont rappelé au président de la République son devoir de veiller au respect d’une Constitution qui en combinant « la liberté et l’autorité, l’ordre et le pluralisme, la démocratie et l’unité dans un mélange heureux, français, républicain » est « la traduction politique de l’esprit public français ». Pour expliquer le bien fondé de leur démarche, ils ont affirmé que l’accord de Beauvau, étant fondé sur la reconnaissance d’un fait identitaire facteur de séparatisme et non sur celle d’une spécificité territoriale facteur de décentralisation, comporte un risque important d’atteinte aux principes d’unité et d’égalité de la République : « Dès lors que les statuts territoriaux dérogatoires sont ainsi accordés sur des critères purement subjectifs fondés sur le « ressenti » identitaire de nature ethnique invoqué par les élus, on ne voit pas, en effet, pourquoi les mêmes privilèges ne seraient pas étendus à la Bretagne, à l’Alsace, au Pays basque et à toutes les collectivités dont les élus prétendent se prévaloir d’une identité forte. Et comment cette notion de communauté, désormais constitutionnalisée, n’inspirerait-elle pas d’autres revendications communautaristes, ethniques ou religieuses ? » Enfin, ces derniers jours, Hugues Clepkens, président du Club Marc Bloch qui rassemble des élus, des hauts fonctionnaires des collectivités locales et de l’État ainsi que des universitaires, a affirmé qu’appliquer l’accord de Beauvau serait « non seulement dangereux pour la République, mais aussi et surtout inutile ». Car l'accord conduit « à triturer la Constitution sans bénéfice réel, ni pour l’île, ni pour l’ensemble du pays ». Car l’accord n’est bon pour personne : « Qu’aurait à gagner le pays à laisser une assemblée locale vendre à la découpe la loi nationale, au risque, pour les métropolitains, d’en tirer un jour la conclusion que, décidément, il vaut mieux l’indépendance que tous ces ajustements de circonstance ? »


Un lobbying redoutable


Il convient de noter que des personnalités, autres que des juristes, estiment que l’accord de Beauvau sape les fondements de la République et crée les conditions d’un communautarisme. Dans une tribune publiée au début de ce mois, l’ancien premier ministre Manuel Valls a asséné : « En proposant de donner à l'île de Beauté une autonomie, y compris pour qu'elle vote ses lois, le gouvernement remet en cause l'indivisibilité du pays (…) Le ministre de l’Intérieur a proposé d’inscrire dans notre Constitution la Corse comme une communauté insulaire, méditerranéenne, historique, linguistique et culturelle ayant un lien singulier avec sa terre. Gérald Darmanin a ainsi ouvert une brèche dans laquelle s’engouffreront d’autres régions, d’autres particularismes mais aussi d’autres formes de communautarismes ». Il y a quelques jours, le général Michel Franceschi - né et résidant en Corse, qui avait publié en 2001 un essai intitulé « Corse : la voix de la majorité silencieuse » dans lequel était notamment dénoncé le processus de Matignon - a étrillé la teneur de l’accord de Beauvau et mis en garde : « N'éludons pas le côté gribouille de l'autonomie. Le droit à la différence appelle inéluctablement une différence des droits. Avec l'autonomie, la solidarité nationale dont la Corse a un besoin vital viendrait à s'effriter sérieusement, voire à disparaître […]
Il appartiendra en fin de compte au Parlement d'en décider. Il faut espérer que dans sa sagesse il rejettera ce projet, funeste non seulement pour la Corse mais aussi pour la France entière. »
Si l’opposition des sénateurs et députés RN et LR représente une menace conséquente pour l’accord de Beauvau, le réseau d’influence représente une menace tout aussi conséquente car ses interventions sont autant de signes qu’il mène un lobbying redoutable susceptible d’inciter au refus les parlementaires hésitants. Ceux-ci sont essentiellement socialistes et communistes. Patrick Kanner, président du groupe à dominante socialiste du Sénat, a révélé : « Nous avons lancé un groupe de travail commun entre les deux groupes parlementaires socialistes, députés et sénateurs, et le parti […] On ne change la Constitution que d’une main tremblante. Il faut le temps de la réflexion […] La question d’une législation locale sera regardée de près […] Le statut d’autonomie potentiel de la Corse engendre des demandes d’autres territoires. Il faut bien peser les conséquences sur l’unité nationale qui ne peut pas être remise en cause ». Cécile Cukierman, présidente du groupe à dominante communiste du Sénat, a exprimé du scepticisme : « C’est une volonté d’autonomie au service de qui ? Au service de quoi ? » Ces parlementaires des groupes de gauche sont d’autant plus courtisés que leurs voix pourraient être déterminante si des élus de droite renâclent. En effet, la révision de la Constitution par la voix parlementaire nécessite des majorités contraignantes : le projet ou la proposition de révision doit être examiné et voté en termes identiques par l’Assemblée nationale et le Sénat ; le texte de la révision n'est approuvé que si, lors de la réunion du Congrès, il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés.


Pierre Corsi
Partager :