Corse : de la violence clandestine à la violence mafieuse
Les raisons du mal .......
Corse : de la violence clandestine à la violence mafieuse
Trop souvent les observateurs de la délinquance corse — et ils sont légion — se contentent de noter des faits sans jamais se livrer un travail d’analyse pour connaître les raisons du mal. Or celui-ci plonge ses racines dans l’histoire de notre peuple, dans sa géographie, sa mentalité et la faiblesse insigne d’un État qui n’a de cesse de proclamer une toute-puissance qu’il est incapable d’affirmer. Pourtant, aujourd’hui force est de constater qu’il est presque impossible de tracer une frontière claire entre la délinquance causée par le seul appétit de profits rapides et celles d’une mouvance plus ou moins large du nationalisme.
Aux origines de la violence en Corse
La criminalité corse navigue comme un bateau ivre entre deux écueils : la criminalisation du mouvement clandestin, longtemps utilisée par les forces de répression et l’angélisation de celles-ci pratiquée par le mouvement nationaliste dans son ensemble. Or il existe entre ces deux travers une zone grise qui aujourd’hui occupe 80 % de l’espace criminel. Celles et ceux qui nient la violence endogène de la société corse sont malhonnêtes ou ignorants. Il suffit de se reporter aux études de l’historien Antoine Marie Graziani sur les faits criminels sous l’occupation génoise, du combat incessant de Pasquale Paoli contre celle-ci à travers la Ghjustizia paulina puis des combats acharnés contre le banditisme jusqu’en 1931 pour réaliser que le mal ne venait pas de l’extérieur de la Corse, mais bien du cœur même de la société. Les raisons ? Tout à la fois un relief qui a longtemps favorisé l’agropastoralisme et donc la prédominance de structures tribales sur les prémices de modernité et notamment de justice. Il faut noter, dans cet ordre d’idée, une impossible hiérarchisation de la société qui aurait pu imposer, pour le meilleur et pour le pire, l’installation d’une féodalité puissante puis d’une classe bourgeoise industrieuse. Il y a eu certes des réalisations industrielles ou encore de grandes familles, mais qui dépendaient toutes un jour de ses hommes en armes le lendemain de ses électeurs. Et toujours ces puissances modestes utilisaient en francs-tireurs pour asseoir durablement leur pouvoir des hommes de main en marge de la loi.
Les premiers mafieux corses
La mafia n’existe qu’en effet miroir d’un état faible. Lorsque Mandrin pratique une contrebande de haute volée dans la Drôme au milieu du XVIIIe siècle, il dispose d’une armée comme jamais il n’en exista en Corse. Il avait à sa botte gouverneurs et gabelous et pour ennemi, la Ferme, qui représentait le roi. Mais personne n’aurait alors parlé de délinquance mafieuse. Il était un contrebandier malgré ses moyens de coercition. Pour ce qui concerne la Corse, un Romanetti ou un Bartoli pourrait ressembler à un embryon de mafia tout comme les Bellacoscia quelques décennies auparavant. Pourtant ils restent noyés dans une brume un rien romantique malgré leurs méfaits et la terreur qu’ils répandaient. La mafiosisation de la criminalité corse apparaît avec la modernité, mais de façon extra-utérine, à Marseille. Il existait dans la cité phocéenne une délinquance corse sous forme de bandes. Spirito et Carbone la hissent au niveau des mafias italiennes. Ils gangrènent le système politique et grâce à une alliance avec Simon Sabiani, parviennent à prendre les rênes de la ville. Le régime de Vichy, mais surtout la présence de l’occupant allemand les rendent intouchables. Après guerre, ce sera la fratrie des Guerini, celle des Francisci, les Colonna qui les remplaceront enrichis par le trafic de cigarettes puis celui de l’héroïne en collaboration avec la mafia italo-américaine. La force de la voyoucratie corse est alors la navigation. Les marins insulaires sont partout dans le monde jusque dans les colonies les plus éloignées. Ce sont eux qui servent de fourmis aux trafiquants. Le système épargne relativement la Corse malgré des débordements vindicatoires notamment après l’affaire du Combinatie. En 1970, le trafic de drogue bat son plein grâce à la guerre du Vietnam menée par les Américains. Mais ces derniers mettent le holà en dénonçant les trafiquants corses qui travaillent la main dans la main avec le SDECE le service d’espionnage français. Le président Giscard d’Estaing ravi de mettre à tapis ces Corses qui ont joué les gros bras du gaullisme pendant la guerre d’Algérie puis dans le SAC, favorise la mise à mort de la French Connection. Ses derniers soubresauts seront l’arrestation du réseau dirigé par Jean Jé Colonna en 1975, l’année d’Aleria, celle des effets dramatiques du premier choc pétrolier.
L’entrée en jeu de la clandestinité
Il ne fait aucun doute que sur les fonts baptismaux, la clandestinité corse fut un bébé — presque — innocent. Elle attira même de futurs voyous comme Richard Casanova ou quelques autres qui s’en sont vantés. Mais dans une société où la violence participe à l'’équilibre général, c’est la pratique de l’impôt révolutionnaire, ce racket à prétention politique, qui a fait basculer du côté sombre de la force. Les secteurs se sont mis en concurrence les uns avec les autres. Les conférences de presse ont pris l’allure de rassemblement de corps militaire d’élite. La course à l’armement a favorisé l’archipélisation du Front. Un accord a été passé avec la Brise de Mer, qui avait elle-même liquidé dans le nord la vieille voyoucratie, pour que Bastia Securita puisse transporter des fonds sans risquer d’attaque. Le ver était dans la pomme. De racket en usage des machines à sous, les secteurs se sont préparés à la guerre interne qui a éclaté sur fonds du scandale causé par l’effondrement de la tribune de Furiani en mai 1992. Sozzi puis Muzy ont été les « cadavres exquis » d’une piste qui menait au conflit ouvert entamé sotto voce avec la scission du FLNC. 1996 : la guerre s’éteint plus ou moins faute de combattants. 1998 : l’assassinat du préfet Erignac et la répression obligent à une nouvelle union. Début des années 2000 : les voyous liquident Armata corsa avec le soutien silencieux de la clandestinité. La situation a définitivement basculé du côté de la délinquance. On voit alors poindre des vocations immobilières parmi les militants encore actifs ou pas. Mais cette « notabilisation » des anciens clandestins reste un tabou. On n’en parle pas. La lutte clandestine doit rester auréolée de sa pureté originelle. L’impôt révolutionnaire est censé avoir servi entièrement à la lutte alors qu’on sait fort bien qu’il a surarmé les secteurs et même parfois permis à certains de se faire des situations dans des sociétés de sécurité, de nettoyage ou autres.
2015 : le grand saut dans le vide
En 2015, les nationalistes obtiennent une majorité à l’assemblée territoriale permise par la supposée renonciation l’année précédente du FLNC (mais lequel ?) à la lutte armée. Sept ans auparavant, Richard Casanova, figure légendaire de la Brise de Mer a été assassiné par ses anciens amis auxquels se seraient joints (mais était-ce la réalité ?) des proches de Jean Jé Colonna lui-même décédé quelques années auparavant. La disparition de cette clef de voûte du milieu corse, a provoqué un effondrement du système délinquant. En 2009, Francis Mariani, ennemi juré de Richard Casanova, meurt vraisemblablement assassiné. En deux ans, la fameuse mafia corse est décimée et mise à tapis créant un vide sidéral dans lequel s’engouffrent ceux qui ont pratiqué la violence pendant des décennies à savoir d’anciens clandestins. Mais l’espace convoité est concentré dans les zones touristiques où paix des armes oblige, les constructions poussent comme des champignons. La concurrence est exacerbée et les règlements de compte sont légion ayant quasiment tous trait à la construction. En plaine orientale, les morts succèdent aux morts. Souvent les victimes sont des nationalistes tout autant que les tueurs. Et quand ça n’est pas la première génération qui use de la violence, ce sont les fils qui prennent la relève dans des circonstances particulièrement tragiques. C’est le cas dans le Sartenais, dans le pays ajaccien, dans le Fium'orbu, en Casinca, dans le pays bastiais. En Balagne, l’atmosphère paraît plus conciliante. Des règlements de compte ont eu lieu deux décennies auparavant. De plus, cette nouvelle délinquance possède désormais des ramifications jusqu’au cœur du système parfois par le biais de prises de pouvoir discrètes comme à la CCI de Corse du Sud, parfois par des amitiés particulières.
Une zone située sous les radars
Or cette délinquance mafieuse n’est jamais ou presque jamais prise en compte si ce n’est à l’occasion d’assassinats comme ceux qui ont endeuillé la CCI d’Ajaccio avant de retomber dans l’oubli. Pourtant on trouve dans l’ombre d’anciens nationalistes qui tirent les ficelles. Le sont-ils encore ? En tous les cas, ils n’ont jamais été désignés et surtout pas par les collectifs antimafia qui, s’ils ciblent à juste titre le phénomène, n’osent jamais le disséquer, donner des situations, des équipes. Il a été tout à fait bénéfique de dénoncer les acoquinages d’une partie de la société avec la truanderie locale. Et désormais la JIRS de Marseille, dirigée par le procureur Bessone, semble bien décidée à mettre un sérieux coup de pied dans la fourmilière en allant chercher du côté des sociétés de surveillance du nord et du sud de la Corse. La raison est vraisemblablement de s’opposer au projet du ministre Dupont-Moretti de créer un parquet dédié à la grande criminalité comme il en est un pour le terrorisme. Mais, de fait, cela retirerait beaucoup d’affaires aux JIRS. Mais il faut maintenant aller vite : de nombreux rapports indiquent une offensive mafieuse sur la France. Il n’est pas question de la Corse dont les voyous ont été boutés hors des grandes places. Mais il n’empêche l’emprise mafieuse est bel et bien réelle et chacun devrait balayer devant sa porte en sachant que la violence délinquante est contagieuse et contamine même les plus belles idéologies.
GXC
Les illustrations sont tirées de la BD que Gaspard avait dessiné et dont j’avais écrit les textes pour dénoncer l’emprise mafieuse. C’était en 1991.