Nord Sentinelle, le dernier ouvrage de Jérôme Ferrari
Nord Sentinelle, sous-titré Contes de l’indigène et du voyageur, est le premier volet d’un triptyque consacré à l’altérité « dont les deux prochains volets traiteront de l’exploration, autour de la figure du capitaine Richard Francis Burton, et de l’expat
Nord Sentinelle, le dernier ouvrage de Jérôme Ferrari
Nord Sentinelle, sous-titré Contes de l’indigène et du voyageur, est le premier volet d’un triptyque consacré à l’altérité « dont les deux prochains volets traiteront de l’exploration, autour de la figure du capitaine Richard Francis Burton, et de l’expatriation ». Ou plutôt est-ce une étude quasiment entomologique traitant de la rencontre entre plusieurs cultures. Et l’ouvrage de Jérôme Ferrari ne nous rend pas optimistes quant à l’issue de ces carrefours de civilisations. Faut-il y voir une réflexion sur le choc migratoire ? Il n’y a que lui qui puisse y répondre.
Un titre emblématique et une histoire en forme de parabole
North Sentinel est une île située dans le golfe du Bengale habitée par des habitants qui tuent tout envahisseur fût-il animé des meilleures intentions. Le dernier en date était un missionnaire protestant qui a été criblé de flèches en 2018. Le livre s’ouvre sur l’explorateur Richard F. Burton qui, en 1855, quitta la ville sainte de Harar au grand dam du sultan Ahmad ibn Abu Bakr qui voulait la mort de ce mécréant. L’histoire s’ouvre sur une bagarre de bar comme s’était achevé Le Sermon sur la chute de Rome qui avait valu à son auteur le prix Goncourt en 2012. Mais cette fois-ci la bagarre s’achève par un meurtre. L’assassin est le patron de l’établissement, un jeune Corse et la victime un jeune touriste continental qui vient là chaque été. Alexandre Romani, l’assassin est un petit cousin du narrateur, et admirateur d’un ancêtre bandit. L’acte a été commis au milieu d’une foule de vacanciers. On l’aura compris : Ferrari nous balade dans le temps et les lieux. Le tourisme de masse est un écho de l’intrusion du capitaine Burton dans la ville musulmane. Mais Burton était poussé par un désir d’exploration. Le jeune touriste est tué pour un motif dérisoire : une bouteille d’alcool au prixx prohibitif. Autre temps autre mœurs.
Une description sans pitié d’une famille corse
Jérôme Ferrari écrit sa vision de la Corse moderne. Philosophe, il observe son île sans aménité. L’auteur possède lui même un grand regard triste qui semble avoir résigné à la médicorité qu’il observe autour de lui. Les refuges de ses « héros » sont des bars qui seraient en Corse les derniers lieux de rencontre donc de confrontations, des sortes de théâtres dramatiques où se joue de façon kafkaïenne le sort des individus le plus souvent sous emprise alcoolique. La maison d’édition de Jérôme Ferrari, Actes Sud, insiste dans son quatrième de couverture sur le caractère « tragicomique » du récit. Pour ma part, je n’ai perçu dans ce roman qu’une sorte d’autopsie d’une société en perdition où chacun, indigène ou touriste, chercher l’autre sans pour autant le supporter jusqu’à vouloir le détruire. C’est en quoi le parallèle avec les habitants de North Sentinel et le capitaine Burton apparaissent comme des effets miroirs forcés. Ferrari ressent et dépeint l’intérieur et l’extérieur de la Corse. On ne sait rien de de ce qui provoque la xénophobie exacerbée des indigènes de North Sentinel tout comme on ignore la pyschologie du capitaine Burton quand il aborde la ville sacrée qui représente un espace religieux structuré. Ici, de la famille du jeune assassin, les Romani dont l’auteur déroule avec férocité l’histoire, il ressort une médiocrité et une bêtise confondantes. La figure de l’ancêtre bandit est emblématique du légendaire corse : cet être méprisable est qualifié de bandit d’honneur, mais un honneur sans consistance de pacotille comme les souvenirs fabriqués en Chine. Ferrari n’offre pas plus de salut au passé de la Corse qu’à son présent.
Deux êtres si semblables
La victime et l’assassin incarnent la schizophrénie corse. Ils se connaissaient depuis l’enfance. Et pourtant, Ferrari présente leurs parcours de vie comme ceux d’une chronique d’une mort annoncée, le chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez. La mort de l’un par l’autre était inéluctable. L’auteur excelle à décrire les tours et détours qui, en Corse, ne peuvent que mener au drame. Le fond de décor est cette île, qui selon lui à l’instar de North Sentinel, refuse les étrangers jusqu’à les trucider, mais en même temps trouve un intérêt matériel à les accueillir. Jérôme Ferrari a été autrefois, presque dans une vie antérieure, un nationaliste proche du FLNC Canal habituel. Il connaît donc bien ce terrible paradoxe insulaire, celui de cette famille Romani qui s’est enrichie grâce au tourisme de masse tout en le stigmatisant. Mais là où les critiques ont perçu un ton drolatique, je n’y ai ressenti que la douleur d’un naufrage civilisationnel. L’œuvre de Ferrari semble s’inspirer de l’inscription que Dante place au-dessus de la porte de l’Enfer : « Vous qui entrez ici, perdez toute espérance. » Le monde qu’il décrit est minable, mesquin. Il décrit une soirée festive durant laquelle l’assistance touristique exige que les chanteurs entonnent « des chants soi-disant traditionnels » avant de beugler « Bella ciao, El pueblo unido, L’Estaca, d’autres chants encore, de colère et de révolte, dont le sens s’est entièrement dissous dans l’abjection du divertissement ». Voilà donc la Corse touristique enfermée dans un folklore né du riacquistu, la réacquisition supposée de la culture authentiquement corse. Violà la Corse de nouveau prisonnière de son image comme elle l’avait été après le Colomba de Mérimée, personnage originaire du même village que l’auteur. Pour Ferrari, le tourisme amène la recherche d’un profit qui a tout gangrené : on vend à ces gogos du saucisson d’âne, du vin frelaté, un honneur de pacotille, des souvenirs fabriqués en Chine. On se restaure dans des paillotes vaguement inspirées par un supposé modèle exotique et on se berce d’une musique artificielle. C’est d’ailleurs une bouteille d’alcool au prix invraisemblable qui cause le passage à l’acte. .
Des femmes impuissantes mais à l’honneur
Le style adopté par Jérôme Ferrari n’a rien d’évident. On a parfois le sentiment qu’il en a tellement à dire qu’il s’étouffe du message à délivrer. Il a construit un récit tout en arabesque, en carrefours afin de mieux illustrer la complexité d’un monde, son monde, mais un monde dont il ne comprend pas la finalité sinon la satisfaction du plaisir immédiat. Aujourd’hui tout est dicté par la rapidité : les transports, la nourriture, les envies. Mais le passé lui-même à travers le personnage du bandit n’échappe à la sanction de l’auteur. Tout n’y était qu’apparence et superficie. Pourtant au milieu de cette grisaille, Jérôme Ferrari nous offre de magnifiques parcours de femmes qui d’une certaine manière sauvent cette humanité en perdition. La compagne de la victime, la mère de l’assassin et l’enquêtrice de police apparaissent comme un archipel d’humanité bien qu’également spectatrices impuissantes du drame et comme la Corse l’est pour les touristes, objets d’un désir masculin. La Corse devient alors l’île de North Sentinel : « Le premier qui pose le pied sur le rivage fût-il animé des intentions les plus pacifiques et les plus louables, fût-il un saint, fût-il le sauveur du monde en personne, il faudrait le tuer, lui et tous ceux qui l’accompagnent, sans distinction d’âge ou de sexe […]. »
Jérôme Ferrari prisonnier d'un ciel sans étoiles
L’auteur ressemble à l’Ulysse de Homère. Il navigue sur une mer fermée travaillé par le désir de retrouver sa terre, mais une terre sublimée qu’il sait abîmée par ses propres péchés. Il y revient comme une vague sur le rivage. Pour un peu et il rêverait de devenir Ulysse et ses compagnons, prisonniers des lotophages qui offrent aux visiteurs la délicieuse nourriture de l’oubli ; comme ses personnages se perdent dans les bars et l’alcool. D’une certaine manière, Ferrari aimerait être un touriste qui aborde une terre étrangère sans d’autres soucis que de prendre du bon temps. Mais il sait que cela peut être puni de mort. Il est lui-même prisonnier de son passé, mais aussi de sentiments qu’il éprouve dans le secret pour une femme et la jalousie qu’il ressent pour son ami d’enfance. Pourtant il revient encore et encore dans sa prison. Il est un Sisyphe sombre, l’envers du Sisyphe heureux de Camus.
Un désespoir tranquille
Ferrari entrelace parfois tellement d’histoires qu’on finit par étouffer du morcellement de son récit. Mais n’est-ce pas au fond cela qu’il veut exprimer ? un désir d’inspiration qui ne parvient jamais à la satisfaction. Le grand bonheur de ce livre est de nous inciter à une réflexion profonde sur les rencontres de civilisations d’où le sous-titre « Contes de l’indigène et du voyageur ». N’est-ce pas ce qui arrive aujourd’hui en Corse : un peuple indigène peu à peu repoussé vers la matrice historique : l’intérieur, mais un intérieur dénaturé, bétonné qui, à force de concessions provoquées par l’appétit du profit, fait que la Corse finit par ressembler à n’importe quel endroit du continent. Ferrari n’est jamais complaisant avec ses personnages pas plus qu’avec son sujet. Il est comme un bain d’hiver. On s’y plonge au début avec difficulté et avec appréhension. Et soudain on se trouve envahi par une étrange chaleur qui se traduit par l’impression de devenir intelligent. Et une fois achevé le livre, son contenu continue de provoquer en soi des émulsions. Dans Candide ou l’optimisme de Voltaire, Pangloss est le précepteur de Candide. Il est un modèle pour Candide. Ilapprend à Candide que « tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Or les personnages de Candide sont tout poursuivis de malchance. Néanmoins, Pangloss continu de soutenir son idée. Jérôme Ferrari est à coup sûr le contraire d’un Candide et plus encore celui de Pangloss. Il jette sur le monde un regard d’une lucidité qui l’apparenterait à ces penseurs du désespoir comme Kierkegaard, Schopenhaueur ou plus encore Emil Cioran. Espérons que dans son prochain roman, ce grand auteur nous parlera de son étoile peut-être inaccessible et néanmoins lumineuse pour les indigènes corses que nous sommes.
GXC
Nord Sentinelle. Contes de l’indigène et du voyageur,
Jérôme FERRARI, Actes Sud, 144 pages, 17,80 euros