La lecture comme remède au déclin
Revenons à la vertu .
La lecture comme remède au déclin
Herbert Marcuse a écrit l’homme unidimensionnel, un livre sous ce titre qui pronostiquait en la redoutant, la disparition progressive de l’humain dans ses caractéristiques libérales, au sens que l’on donne à la liberté dans l’acception voltairienne du terme. Ainsi de l’idéal de « l’honnête homme » tel qu’il s’était dégagé au XVII ème siècle. La société avait ingénié le type du bourgeois universaliste et lettré devenu le modèle du citoyen des toutes nouvelles démocraties. Le Frédéric-Thomas Graindorge d’Hippolyte Taine en est l’exemple comique.
Marcuse craignait que le système moderne de la société industrielle nous conduisît vers un état de surveillance à ce point répressif, que les différences inhérentes à la nature humaine ne fussent amenées à disparaître, par le gommage progressif des disparités ne laissant subsister de la trame originelle de l’être que son squelette réduit à la plus simple et unique dimension. D’où le terme « unidimensionnel ». On y vient. Demain plus d’argent liquide pour pouvoir tracer les dépenses du quidam , après-demain plus de livres, et dans le futur plus de mots, puisqu’auront été interdites toutes les expressions bizarres, choquantes, et pour tout dire différentes. Mais plus de viande non plus, plus de fourrure pour se vêtir, plus de cigares , plus d’alcool , plus d’abats, adieu cervelles au beurre noir et tripes à la mode de Caen , et l’on mangera des vers pour complaire à la vermine qui grouille déjà dans la société par analogie sémantique. Il est là le négationnisme car il prétend à l’abolition de notre histoire la plus intime. Les propagateurs de ce dessein mortifère sont les seuls révisionnistes du temps présent. Quelle honte et quelle pitié!
Je pense aux Dix recettes d’immortalité du divin Salvador Dali, coruscant provocateur dont le dernier combat fut de lutter avec génie contre ce qui apparaissait déjà comme l’amorce de la pensée unique dont le pitre qui préside est l’un des derniers propagateurs.
Je ne peux manquer de me souvenir de cet étonnant personnage revêtu d’un manteau en panthère agitant une canne d’argent spectaculaire et prononçant des aphorismes scandaleux à s’en décrocher la mâchoire, pour éclater d’un rire énigmatique au visage stupéfait de ses interlocuteurs médusés.
C’était ainsi que le peintre s’assurait contre la banalité dont la menace est en train malheureusement de subvertir le monde. Sculpteur ahurissant, Dali renversait la signification de la raison utilitaire pour préférer le rêve, seule condition pour ne pas mourir. Que dire de ce qu’on nous raconte aujourd’hui dans les boîtes à parlotte?
Puisqu’on s’est débarrassé de Gabriel Matzneff, qui donc irait répandre les cendres d’Henry de Montherlant sur les flots de l’océan ? Qui aurait le cran de composer le Bal des Vampires à la place d’un Roman Polanski interdit de caméra ?
Et enfin qui oserait lancer comme Jean Richepin aux contempteurs de poètes: « Le peu qui viendra d’eux à vous, c’est leur fiente ». Je rêve que Depardieu dise cela à ses juges multiformes et jupons.
Masqués comme il se doit, nos maîtres mènent la danse.
Claude Rich, dans le film Les Tontons Flingueurs s’autorise à dire à son futur beau-père Lino Ventura « Les cours de morale, vous vous les gardez mais en suppositoires, et encore pour enfants ». Ça vaut pour les leçons de morale administrées par les clochards déchaînés, à l’extrême gauche de l’Assemblée Nationale.
- « Mon neveu, qu’il y a-t-il de plus beau que la vertu? - Plaît-il mon oncle? ».
Après cet échange rapide et tellement à propos, Hippolyte Taine fait dire à son personnage Frédéric-Thomas Graindorge : « Mon neveu, un jeune drôle auquel j’alloue une pension avait l’air d’une dinde truffée dans son plat ».
C’est bien la question pourtant. La vertu dans tout ça?
Il faut bien dire qu’on s’y perd. Les héros de la nation, jadis cités en exemples universels, les Colbert, Bayard, Napoléon, Clémenceau, de Gaulle, devenus dans le verbiage des commentateurs du jour ses bourreaux, les voyous et les assassins qualifiés abusivement de jeunes par des énonciateurs pusillanimes, les la devenus les le et les uns des unes, ou les deux, la langue se trouve être la seule victime de la rage destructrice qui s’est emparée des consciences. Impuissants et rageurs de ne pouvoir transformer la réalité, nos maîtres et leurs scribes ont donc entrepris de modifier le vocabulaire qui la désigne. C’est une méthode. L’homme qui a appris au monde l’ordre au moyen du langage retourne au grognement de ses ancêtres. Quand il fallait sérier et distinguer pour pouvoir énoncer, il faut dorénavant confondre et tout rendre imprécis par respect pour les éclopés parce que toute différence soulignée humilie. Le beau et le laid sont ainsi réunis, ce qui veut dire que le monde grec est définitivement mort. La tatane substitue la chaussure quand le haillon subroge la vêture.
Revenons à la vertu.
Comprendre étant par définition plus compliqué et donc plus fatigant que juger (cette commodité), il est à redouter que ne s’instaure une égalité dans l’imbécillité dont la seule hypothèse est un pur cauchemar. La vertu? Point n’est besoin de la chercher trop loin. Sa carence éclate aveuglément, si j’ose avancer cette apparente contradiction. Après avoir banni la logique du cogito, trop méprisante aux yeux des bonnes âmes, c’est à la notion même de société ordonnée que s’attaquent aujourd’hui les nouveaux vandales.
Il faut revenir à l’effrayante période qui succéda à l’écroulement de l’ordre européen au VI et VII ème siècle pour avoir une idée de ce qui nous attend, pour peu qu’on ait encore des livres non caviardés pour nous enseigner notre passé. Comme à l’époque carolingienne, le monde romain est à deux doigts de disparaître, et la perte du langage est l’arme la plus redoutable utilisée par ses détracteurs pour le subvertir.
Il n’est pas inintéressant de souligner que les périodes d’effondrements culturels et sociaux ont été souvent accompagnées de grandes épidémies. Peut-être ne font-elles que commencer? Garez vos livres, planquez vos DVD, cachez vos films, car ils seront demain le signe d’un ordre ancien répudié et honni.
J’engage vivement le lecteur à se précipiter pour dévorer « Vie et Opinions de Frédéric-Thomas Graindorge » d’Hippolyte Taine, certainement disponible chez tous les bons libraires. La lecture d’Hippolyte Taine est du genre ironique et roborative, c’est tout ce qu’il nous faut dans cette période désolée.
Alors lisez, nom d’une taupe !
Jean-François Marchi