Grande Guerra : ùn scurdassi mai
Combien de Corses ont péri du fait des combats de la Grande guerre ?
GRANDE GUERRA : ÙN SCURDASSI MAI
Combien de Corses ont péri du fait des combats de la Grande guerre ? Longtemps les historiens n’ont pas apporté de réponses concordantes. Longtemps les discours mémoriels des personnalités politiques ont joué avec les chiffres. Aujourd’hui, certes à partir d’une cote plus ou moins bien taillée, un consensus semble avoir été trouvé. Certes, cela peut ne pas satisfaire tout le monde. Mais, au fond, parvenir à établir une stricte exactitude est presque secondaire. 10 000 ou 16 000 morts ne change rien à l’affaire que la guerre de 1914-1918 a été un terrible carnage et que, surtout, il ne doit pas être oublié que trop de Corses ne sont jamais revenus ou ont été handicapés à vie, que trop de familles ont été endeuillées et meurtries, qu’une société a été dévastée.
Combien de Corses ont péri du fait des combats de la Grande guerre ? Durant des décennies, les réponses ont été approximatives ou manipulatoires. Les historiens se sont souvent bornés à reprendre des chiffres mentionnés lors de discours mémoriels. La politique s’est laissée aller à la manipulation. En effet, les tenants d’une France centralisée et réfractaire à la reconnaissance de différences pouvant justifier l’ouverture de droits individuels ou collectifs spécifiques, ainsi que les partisans d’une autonomie ou d’une indépendance de la Corse, ont, pour des raisons diamétralement opposées, avancé des chiffres relevant de l’extrême exagération (30 000 à 48 000 tués). Les premiers avançaient ces chiffres pour démontrer l’attachement des Corses à la « mère patrie », les seconds le faisaient pour accuser la « Francia indegna » d’une arrière-pensée génocidaire. Les premiers ont cependant été les véritables instigateurs de la manipulation, les seconds n’ayant fait qu’exploiter l’opportunité qui leur était ainsi offerte. Le terme manipulation s’impose car, au début des années 1920, des chiffres se rapprochant de ceux jugés crédibles aujourd’hui, étaient communément évoqués par des autorités peu soupçonnables de vouloir minimiser : le Livre d’or des Corses préfacé par le général Charles Mangin (un des principaux stratèges de l’armée française durant la Grande guerre) évoquait 10 000 morts ; lors des inaugurations de monuments aux morts, les discours déploraient 10 000 à 12 000 morts. L’impulsion et le développement de la manipulation ont été le fait des autorités et les conséquences de deux préoccupations survenues à la fin des années 1920. La première était de contrer l’irrédentisme mussolinien qui commençait alors à se manifester. La deuxième était de combattre l’autonomisme porté Petru Rocca, fondateur de la revue A Muvra et du Partitu Corsu d’Azzione (PCA). Augmenter le nombre de « Morts pour la France » durant la Grande guerre, permettait d’accréditer et valoriser le patriotisme français des Corses et leur évident rejet des prétentions mussoliniennes, et de relativiser le discours des Corses qui affirmaient que la Corse n’était pas tout à fait la France. Le moment paroxysmique de la manipulation portée par les autorités a sans doute été l’inauguration de la Borne de la Terre sacrée en octobre 1933, à Aiacciu : sur la plaque apposée sur le monument et lors du discours inaugural prononcé par le préfet, il a été mentionné le sacrifice de 48 000 Corses.
Un effet boomerang
Ironie de l’Histoire, un effet boomerang est survenu. Avant 1940, l’irrédentisme mussolinien et l’autonomisme muvriste ont récupéré la manipulation. Ceci leur a permis de nourrir et crédibiliser un argumentaire qui dénonçait une France ayant, durant la Grande guerre, considéré les Corses comme de « la chair à canon ». En effet, dès la fin des années 1920 : la propagande irrédentiste a dénoncé l’iniquité de la France envers les Corses ; Petru Rocca, grand blessé de guerre et médaillé, a déclaré qu’il était « convaincu d’avoir fait une guerre au profit d’une cause qui ne le concernait, lui, Corse, que de très loin » ; Hyacinthe Yvia-Croce, un des rédacteurs d’A Muvra, a déploré « 40 000 martyrs immolés au nom d’un mythe ». Trente ans après, le contenu de la manipulation a été repris par des auteurs ainsi que par des organisations politiques qui, très probablement, étaient convaincus de la véracité de ce qu’ils avançaient. Dans des ouvrages parus au cours des années 1970 et 1980, des estimations très élevées ont été mentionnées. Ainsi, au milieu des années 1970, Paul Silvani, journaliste du quotidien Le Provençal, pourtant plutôt critique à l’encontre du nationalisme corse, citait sans sourciller que la Grande guerre avait coûté 28 000 morts à la Corse. Durant la même période, le chiffre de 40 000 morts figurait dans Autonomia, l’ouvrage programmatique de l’Azzione per a Rinascita di à Corsica (ARC). En 1979, à l’occasion du premier procès de militants du FLNC, ceux-ci ont lancé aux magistrats de la Cour de Sûreté de l’État (Déclaration historique) : « 40 000 morts ! Tel est le lourd tribut payé par le peuple corse pour défendre les intérêts de l’impérialisme français ». En 1991, l’Union du Peuple Corse (UPC) évoquait encore une fourchette de 20 000 à 35 000 morts. Les effets de la manipulation ont donc perduré plus d’un demi-siècle. Ils ont eu la vie dure alors que pourtant, entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, la tendance était déjà à une forte révision à la baisse : René Sédillot, juriste, journaliste et historien, estimait réaliste une fourchette de 10 000 à 20 000 morts ; dans le mythique ouvrage « Le Mémorial des Corses », il était déploré « plus de 10 000 morts» ; un ouvrage validé par le Centre régional de documentation pédagogique (CRDP) de Corse, distribué en 1982 aux élèves des lycées et collèges, mentionnait 15 000 morts.
Un chiffre unique et précis reste impossible à obtenir
Aujourd’hui, certes à partir d’une cote plus ou moins bien taillée, un consensus semble avoir été trouvé : sur environ 52 800 Corses mobilisés et 2 000 à 3 000 Corses engagés volontaires, entre 10 000 et 16 000 auraient succombé lors de faits de guerre ou des suites de leurs blessures. Cette fourchette résulte de la synthèse de travaux historiques. L’encyclopédiste originaire du Cap Corse Roger Caratini, ayant manifesté une grande sympathie pour le nationalisme a retenu 10 000 à 12 000 morts : « La Corse a perdu 4,2 % de sa population » (soit environ 12 000 hommes). Des historiens n’ayant guère de sympathie pour le nationalisme, notamment Jean-Paul Pellegrinetti et Ange Rovere ont fait leur une fourchette de 10 000 à 16 000 morts. Ouvrage faisant autorité, publié à l’occasion du centenaire du début de la guerre 1914-1918, « L’Encyclopédie de la Grande Guerre » mentionne 16 000 morts. Ces chiffres sont aussi ceux de « Mémoire des hommes», un très officiel site web du Ministère des Armées. Un chiffre unique et précis reste impossible à obtenir car il existe des sources d’erreurs : omissions (morts des suites de maladie non comptabilisés ; mobilisés ou engagés d’origine corse étant nés et ayant vécu hors de Corses) ; doublons (sur les plaques commémoratives et les inscriptions sur les monuments aux morts, un nom peut être cité dans sa commune de naissance et dans la commune où il résidait avant sa mobilisation ou son engagement) ; prises en compte des morts des suites de leurs blessures ou de victimes collatérales pouvant varier. Consensus à partir d’une cote plus ou moins bien taillée, cela peut certes ne pas satisfaire tout le monde. Mais, au fond, parvenir à établir une stricte exactitude est presque secondaire. 10 000 ou 16 000 morts ne change rien à l’affaire que la guerre de 1914-1918 a été un terrible carnage et que, surtout, il ne doit pas être oublié que trop de Corses ne sont jamais revenus ou ont été handicapés à vie, que trop de familles ont été endeuillées et meurtries. Derrière les chiffres, il y a en effet une réalité. Des hommes ont subi l’enfer de l’acier, du feu, de la boue, du gaz moutarde, de la proximité du sang, de la souffrance et de la mort. Des hommes ont supporté à vie les séquelles de leurs blessures ou de l’inhalation de gaz. Des hommes, des femmes et des enfants ont été confrontés à l’annonce douloureuse qu’un proche avait péri ou était définitivement porté disparu, au retour traumatisant d’un proche mutilé, défiguré ou souffrant de troubles psychiques, à la propagation souvent mortelle de l’influenza par des permissionnaires ou des démobilisés. La Corse a compté 7000 pupilles de la nation.
Les conséquences dévastatrice d’un carnage
Quant à la société, elle a été dévastée. En effet, le terrible carnage de 1914-1918 a d’abord sonné le glas du premier réveil corse puis provoqué une durable destructuration économique et sociale. Au début des années 1900, étant en butte à une grave crise économique et sociale (agriculture archaïque ne permettant plus de nourrir les familles des villages et plus globalement la population de l’île, activités industrielles et minières limitées ou en crise, régime douanier favorisant les importations et pénalisant les exportations, émigration de dizaines de milliers de Corses vers la France continentale ou les colonies…), la société corse avait fini par réagir. Ainsi, un congrès, tenu à Corti en avril 1911 avait réuni des acteurs économiques à partir du thème « Corsica fara da sè ! ». Ainsi, une revendication autonomiste se dessinait (évolution notamment matérialisée, en mars 1914, par la publication du numéro unique du journal A Cispra dans les pages duquel on pouvait lire « A Corsica ùn hè micca un dipartimentu francese, hè una Nazione vinta chì hà da rinasce ! » ). Au sein de l’opinion hexagonale et notamment dans la presse nationale, les aspirations corses à l’envol provoquaient d’ailleurs des réactions mitigées (inquiétude, expression d’une tentation de se défaire de cette Corse dont une famille avait engendré deux tyrans, suggestion de proposer à l’Empire allemand la cession de la Corse en échange d’une restitution de l’Alsace-Lorraine...) Le terrible carnage de 1914-1918 a aussi suscité une vague de patriotisme français exacerbé et un sentiment d’identification totale à la Nation française. En effet, sous l’impulsion de la masse des anciens combattants, proclamer sa fidélité inconditionnelle à la patrie française est devenu naturel et incontournable. A qui oubliait ou relativisait, il était énergiquement rappelé le sacrifice des dizaines de milliers de « morts pour la France ». Enfin, le terrible carnage de 1914-1918 a accéléré un déclin démographique et économique. La Corse de l’après 1918 était une île privée d’une grande partie de ses forces de travail physiques et intellectuelles et dont le potentiel démographique était gravement altéré du fait : des hommes décédés, de jeunes soldats ayant décidé d’embrasser la carrière militaire, de rester sur le sol continental ou de partir aux colonies, et aussi des ravages de l’influenza. Nombre de villages fortement dépeuplés comptaient de nombreuses veuves et orphelins. Nombre d’exploitations agricoles étaient en friche. Ce terreau composé de patriotisme français et de désolation, a été favorable à l’accentuation du pouvoir et de l’influence du clanisme et de l’État, ainsi qu’à l’essor et au développement de la conviction que l’exil et l’assistanat relevaient de l’inévitable.
Jean-Pierre Bustori
Crédit photos : journal de la corse
Combien de Corses ont péri du fait des combats de la Grande guerre ? Longtemps les historiens n’ont pas apporté de réponses concordantes. Longtemps les discours mémoriels des personnalités politiques ont joué avec les chiffres. Aujourd’hui, certes à partir d’une cote plus ou moins bien taillée, un consensus semble avoir été trouvé. Certes, cela peut ne pas satisfaire tout le monde. Mais, au fond, parvenir à établir une stricte exactitude est presque secondaire. 10 000 ou 16 000 morts ne change rien à l’affaire que la guerre de 1914-1918 a été un terrible carnage et que, surtout, il ne doit pas être oublié que trop de Corses ne sont jamais revenus ou ont été handicapés à vie, que trop de familles ont été endeuillées et meurtries, qu’une société a été dévastée.
Combien de Corses ont péri du fait des combats de la Grande guerre ? Durant des décennies, les réponses ont été approximatives ou manipulatoires. Les historiens se sont souvent bornés à reprendre des chiffres mentionnés lors de discours mémoriels. La politique s’est laissée aller à la manipulation. En effet, les tenants d’une France centralisée et réfractaire à la reconnaissance de différences pouvant justifier l’ouverture de droits individuels ou collectifs spécifiques, ainsi que les partisans d’une autonomie ou d’une indépendance de la Corse, ont, pour des raisons diamétralement opposées, avancé des chiffres relevant de l’extrême exagération (30 000 à 48 000 tués). Les premiers avançaient ces chiffres pour démontrer l’attachement des Corses à la « mère patrie », les seconds le faisaient pour accuser la « Francia indegna » d’une arrière-pensée génocidaire. Les premiers ont cependant été les véritables instigateurs de la manipulation, les seconds n’ayant fait qu’exploiter l’opportunité qui leur était ainsi offerte. Le terme manipulation s’impose car, au début des années 1920, des chiffres se rapprochant de ceux jugés crédibles aujourd’hui, étaient communément évoqués par des autorités peu soupçonnables de vouloir minimiser : le Livre d’or des Corses préfacé par le général Charles Mangin (un des principaux stratèges de l’armée française durant la Grande guerre) évoquait 10 000 morts ; lors des inaugurations de monuments aux morts, les discours déploraient 10 000 à 12 000 morts. L’impulsion et le développement de la manipulation ont été le fait des autorités et les conséquences de deux préoccupations survenues à la fin des années 1920. La première était de contrer l’irrédentisme mussolinien qui commençait alors à se manifester. La deuxième était de combattre l’autonomisme porté Petru Rocca, fondateur de la revue A Muvra et du Partitu Corsu d’Azzione (PCA). Augmenter le nombre de « Morts pour la France » durant la Grande guerre, permettait d’accréditer et valoriser le patriotisme français des Corses et leur évident rejet des prétentions mussoliniennes, et de relativiser le discours des Corses qui affirmaient que la Corse n’était pas tout à fait la France. Le moment paroxysmique de la manipulation portée par les autorités a sans doute été l’inauguration de la Borne de la Terre sacrée en octobre 1933, à Aiacciu : sur la plaque apposée sur le monument et lors du discours inaugural prononcé par le préfet, il a été mentionné le sacrifice de 48 000 Corses.
Un effet boomerang
Ironie de l’Histoire, un effet boomerang est survenu. Avant 1940, l’irrédentisme mussolinien et l’autonomisme muvriste ont récupéré la manipulation. Ceci leur a permis de nourrir et crédibiliser un argumentaire qui dénonçait une France ayant, durant la Grande guerre, considéré les Corses comme de « la chair à canon ». En effet, dès la fin des années 1920 : la propagande irrédentiste a dénoncé l’iniquité de la France envers les Corses ; Petru Rocca, grand blessé de guerre et médaillé, a déclaré qu’il était « convaincu d’avoir fait une guerre au profit d’une cause qui ne le concernait, lui, Corse, que de très loin » ; Hyacinthe Yvia-Croce, un des rédacteurs d’A Muvra, a déploré « 40 000 martyrs immolés au nom d’un mythe ». Trente ans après, le contenu de la manipulation a été repris par des auteurs ainsi que par des organisations politiques qui, très probablement, étaient convaincus de la véracité de ce qu’ils avançaient. Dans des ouvrages parus au cours des années 1970 et 1980, des estimations très élevées ont été mentionnées. Ainsi, au milieu des années 1970, Paul Silvani, journaliste du quotidien Le Provençal, pourtant plutôt critique à l’encontre du nationalisme corse, citait sans sourciller que la Grande guerre avait coûté 28 000 morts à la Corse. Durant la même période, le chiffre de 40 000 morts figurait dans Autonomia, l’ouvrage programmatique de l’Azzione per a Rinascita di à Corsica (ARC). En 1979, à l’occasion du premier procès de militants du FLNC, ceux-ci ont lancé aux magistrats de la Cour de Sûreté de l’État (Déclaration historique) : « 40 000 morts ! Tel est le lourd tribut payé par le peuple corse pour défendre les intérêts de l’impérialisme français ». En 1991, l’Union du Peuple Corse (UPC) évoquait encore une fourchette de 20 000 à 35 000 morts. Les effets de la manipulation ont donc perduré plus d’un demi-siècle. Ils ont eu la vie dure alors que pourtant, entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, la tendance était déjà à une forte révision à la baisse : René Sédillot, juriste, journaliste et historien, estimait réaliste une fourchette de 10 000 à 20 000 morts ; dans le mythique ouvrage « Le Mémorial des Corses », il était déploré « plus de 10 000 morts» ; un ouvrage validé par le Centre régional de documentation pédagogique (CRDP) de Corse, distribué en 1982 aux élèves des lycées et collèges, mentionnait 15 000 morts.
Un chiffre unique et précis reste impossible à obtenir
Aujourd’hui, certes à partir d’une cote plus ou moins bien taillée, un consensus semble avoir été trouvé : sur environ 52 800 Corses mobilisés et 2 000 à 3 000 Corses engagés volontaires, entre 10 000 et 16 000 auraient succombé lors de faits de guerre ou des suites de leurs blessures. Cette fourchette résulte de la synthèse de travaux historiques. L’encyclopédiste originaire du Cap Corse Roger Caratini, ayant manifesté une grande sympathie pour le nationalisme a retenu 10 000 à 12 000 morts : « La Corse a perdu 4,2 % de sa population » (soit environ 12 000 hommes). Des historiens n’ayant guère de sympathie pour le nationalisme, notamment Jean-Paul Pellegrinetti et Ange Rovere ont fait leur une fourchette de 10 000 à 16 000 morts. Ouvrage faisant autorité, publié à l’occasion du centenaire du début de la guerre 1914-1918, « L’Encyclopédie de la Grande Guerre » mentionne 16 000 morts. Ces chiffres sont aussi ceux de « Mémoire des hommes», un très officiel site web du Ministère des Armées. Un chiffre unique et précis reste impossible à obtenir car il existe des sources d’erreurs : omissions (morts des suites de maladie non comptabilisés ; mobilisés ou engagés d’origine corse étant nés et ayant vécu hors de Corses) ; doublons (sur les plaques commémoratives et les inscriptions sur les monuments aux morts, un nom peut être cité dans sa commune de naissance et dans la commune où il résidait avant sa mobilisation ou son engagement) ; prises en compte des morts des suites de leurs blessures ou de victimes collatérales pouvant varier. Consensus à partir d’une cote plus ou moins bien taillée, cela peut certes ne pas satisfaire tout le monde. Mais, au fond, parvenir à établir une stricte exactitude est presque secondaire. 10 000 ou 16 000 morts ne change rien à l’affaire que la guerre de 1914-1918 a été un terrible carnage et que, surtout, il ne doit pas être oublié que trop de Corses ne sont jamais revenus ou ont été handicapés à vie, que trop de familles ont été endeuillées et meurtries. Derrière les chiffres, il y a en effet une réalité. Des hommes ont subi l’enfer de l’acier, du feu, de la boue, du gaz moutarde, de la proximité du sang, de la souffrance et de la mort. Des hommes ont supporté à vie les séquelles de leurs blessures ou de l’inhalation de gaz. Des hommes, des femmes et des enfants ont été confrontés à l’annonce douloureuse qu’un proche avait péri ou était définitivement porté disparu, au retour traumatisant d’un proche mutilé, défiguré ou souffrant de troubles psychiques, à la propagation souvent mortelle de l’influenza par des permissionnaires ou des démobilisés. La Corse a compté 7000 pupilles de la nation.
Les conséquences dévastatrice d’un carnage
Quant à la société, elle a été dévastée. En effet, le terrible carnage de 1914-1918 a d’abord sonné le glas du premier réveil corse puis provoqué une durable destructuration économique et sociale. Au début des années 1900, étant en butte à une grave crise économique et sociale (agriculture archaïque ne permettant plus de nourrir les familles des villages et plus globalement la population de l’île, activités industrielles et minières limitées ou en crise, régime douanier favorisant les importations et pénalisant les exportations, émigration de dizaines de milliers de Corses vers la France continentale ou les colonies…), la société corse avait fini par réagir. Ainsi, un congrès, tenu à Corti en avril 1911 avait réuni des acteurs économiques à partir du thème « Corsica fara da sè ! ». Ainsi, une revendication autonomiste se dessinait (évolution notamment matérialisée, en mars 1914, par la publication du numéro unique du journal A Cispra dans les pages duquel on pouvait lire « A Corsica ùn hè micca un dipartimentu francese, hè una Nazione vinta chì hà da rinasce ! » ). Au sein de l’opinion hexagonale et notamment dans la presse nationale, les aspirations corses à l’envol provoquaient d’ailleurs des réactions mitigées (inquiétude, expression d’une tentation de se défaire de cette Corse dont une famille avait engendré deux tyrans, suggestion de proposer à l’Empire allemand la cession de la Corse en échange d’une restitution de l’Alsace-Lorraine...) Le terrible carnage de 1914-1918 a aussi suscité une vague de patriotisme français exacerbé et un sentiment d’identification totale à la Nation française. En effet, sous l’impulsion de la masse des anciens combattants, proclamer sa fidélité inconditionnelle à la patrie française est devenu naturel et incontournable. A qui oubliait ou relativisait, il était énergiquement rappelé le sacrifice des dizaines de milliers de « morts pour la France ». Enfin, le terrible carnage de 1914-1918 a accéléré un déclin démographique et économique. La Corse de l’après 1918 était une île privée d’une grande partie de ses forces de travail physiques et intellectuelles et dont le potentiel démographique était gravement altéré du fait : des hommes décédés, de jeunes soldats ayant décidé d’embrasser la carrière militaire, de rester sur le sol continental ou de partir aux colonies, et aussi des ravages de l’influenza. Nombre de villages fortement dépeuplés comptaient de nombreuses veuves et orphelins. Nombre d’exploitations agricoles étaient en friche. Ce terreau composé de patriotisme français et de désolation, a été favorable à l’accentuation du pouvoir et de l’influence du clanisme et de l’État, ainsi qu’à l’essor et au développement de la conviction que l’exil et l’assistanat relevaient de l’inévitable.
Jean-Pierre Bustori
Crédit photos : journal de la corse