Cora Laba chante Kyîv
<< Nous sommes la somme de Nous <<, EP
« Nous sommes la somme de Nous », EP
Cora Laba chante Kyïv
De la révolution de la dignité à la guerre, de Maïdan, symbole d’un futur meilleur aux ruines et à la mort déversées par les bombes, Cora Laba chante sa ville de cœur, qu’elle a vu revivre puis meurtrie jusqu’au tréfond de son âme. Un EP de six titres vibrants et d’intense poésie. Un livre de poèmes et de notes personnelles, « Qui t’es Kyïv ? » au beau graphisme pour une belle cause. Une lecture-concert le 30 novembre à Pigna. Un clip…
Kyïv en ukrainien. Kiev en russe. Cora Laba préfère la dénomination originelle à celle imposée par Moscou. L’EP, baptisé d’un nom d’une chanson a pour titre : « Nous sommes la somme de Nous » en toute flamboyance sculpturale. Le disque donne à entendre des paysages sonores qu’on peut supposer venir d’Asie centrale ou d’Afrique australe. Il est porteur de grandes bolées d’oxygène et de replis fouillés dans les secrets du moi. De rage et d’apaisement aussi. De puissance et de cris aussi. Il allie le charnel et l’éthéré. Il est acte d’amour et de fragilité. La voix peut désarticuler les textes pour couler les mots dans la musique. Il y a dans le travail de Cora Laba quelque chose d’expressionniste et d’intimiste également. Le disque est finement élaboré et doué d’une force esthétique magnétique.
Les trois premiers morceaux « Le sang dans les corps », « Nous sommes la somme de Nous », « Litany of Peace » ont une tonalité rock, rude et rêche. Ils répercutent des tambourinements du cœur qui imprègnent le rythme des chansons.
Les trois autres titres font vibrer une sorte de quête pour abolir l’impuissance ressentie face à la brutalité de l’époque. Cela tient de l’exorcisme et de l’aspiration à réparer les blessures, à recoudre l’humain à l’humain. « Encore ce matin » comporte une fraîcheur et un appétit de vastes espaces à survoler au galop. « Opéra Odessa » célèbre le temps qui danse à l’unisson des hommes bons, qui restent et sont témoins d’une actualité qui crépite. « A – Topos », intitulé un peu bizarre, signifie qu’on est dans nulle géographie, sans lieu précis et donc – peut-être –partout ce qui incite à lancer un appel pour remailler les liens rompus entre les gens et à dégager une perspective de sortie du marasme ambiant.
Dans l’EP chaque morceau est accompagné d’un visuel de Marie Taq. Lurii Khustochka a assuré la réalisation du disque. Le clip, qui vient de sortir est l’œuvre de Lesya Malskaya. Il met en scène la chanson, « « Le sang dans les corps ». Le livre, « Qui t’es Kyïv ? » est paru aux éditions « Eoliennes ». C’est également le titre de la lecture – concert à l’affiche de Voce, le 30 novembre prochain à 18 heures. Ce spectacle solo est lu, chanté, joué sur scène par Cora Laba, et dure une heure et quart… A ne pas manquer !
Michèle Acquaviva-Pache
** Les prises de vues de Maïdan : la tente, les femmes qui peignent, les pancartes accrochées à un arbre sont de Cora Laba. Le portrait de l’artiste est signé LuriiKhustochka
– Le clip, « Le sang dans les corps » réalisé par Lesya Malskaya est sur YouTube.– Les morceaux du disque peuvent être écoutés sur Bandcamp et sur toutes les plateformes musicales.– Les commandes du disque sur vinyl s’effectuent sur le site : coralaba. art/ contact/
ENTRETIEN AVEC CORA LABA
Comment en êtes-vous venue à vivre à Kyïv et à assister à la révolution de la place de Maïdan en 2014 ?
Pour des raisons familiales mon mari, ma fille et moi nous nous sommes installés dans la capitale de l’Ukraine. Nous avons trouvé un appartement place Maïdan là où se sont déroulés des affrontements meurtriers entre manifestants et forces de l’ordre. Tout a démarré lorsque le président de l’époque a décidé de suspendre l’accord d’association entre son pays et l’UE. En outre il existait alors un fort mécontentement contre la corruption et contre les violations des droits humains. S’en suivit la destitution du président par le parlement et par le refus de Poutine d’accepter cet état de fait, qui dans la foulée organisa l’annexion de la Crimée. J’ai été très secouée par la répression meurtrière dont j’étais le témoin. J’ai eu besoin de traduire ce que je ressentais par des mots, d’où mon livre « Qui es-tu Kyïv ? », qui a été à l’origine des morceaux de mon EP (Extended Play).
Connaissiez-vous l’Ukraine ? Y -aviez-vous des amis ?
Au début je ne connaissais personne et je ne parlais pas l’ukrainien, que j’ai appris ensuite. Je passais beaucoup de temps place Maïdan. A un moment j’ai repris mon appareil de photo et à documenter ce que je voyais : des pancartes dans un arbre, le haut de l’immeuble des syndicats incendié par les forces de la répression, l’église Saint Michel transformée en hôpital pour soigner les blessés… Puis j’ai rencontré un pianiste qui m’a introduit auprès de musiciens qui sont devenus des amis.
Vous êtes retournée à Kyïv l’hiver 2022. Avez-vous été surprise par l’invasion russe ?
En 2022 je suis allée en Ukraine à la recherche de prolongements musicaux pour mes chansons. Une nouvelle fois j’ai été secouée par les événements. Personne autour de moi ne voulait croire à une menace de guerre. J’entendais : « C’est énorme. Ils n’oseront pas ! »…C’était oublié qu’en 2014 il y avait eu l’annexion de la Crimée, qui était intolérable aux ukrainiens… que les américains alarmistes évacuaient tout leur personnel… que 100 000 soldats russes étaient stationnés sur la frontière… Quand la guerre a commencé on était stupéfait… Actuellement on dénombre un million de morts et de blessés graves des deux côtés. A Moscou on peut voir maintenant de nombreux mutilés !
Pourquoi vous désigniez-vous comme une chanteuse des montagnes ?
J’ai grandi dans le Vercors dans une famille de montagnards. Les montagnes impriment mon imaginaire et inspirent ma vision du monde. Contrairement à ce que l’on croit Kyïv est très vallonnée. L’élément glace, les glaciers d’Europe sont d’ailleurs au démarrage de mon projet solo, qui a abouti à mes propositions plus solitaires, alors qu’avant j’étais plus dans le collectif.
Dans la présentation de votre EP vous parlez d’instrumentarium hybride électro organique. Qu’entendez-vous ?
La voix, les instruments en bois, en éléments naturels relèvent de l’organique. Ensuite j’ai rencontré les instruments électroniques qui permettent de triturer la matière sonore. L’organique et l’électronique ne sont pas à opposer forcément. On peut les mélanger. Quant à l’hybride c’est pour faire penser à une chimère.
Vous vous montrer soucieuse d’en appeler à la nuance pour qu’elle reprenne le pouvoir. Pour quelle raison ?
A Maïdan j’ai pu constater combien l’entraide, la solidarité unissaient les gens dans l’adversité. Or, qu’est-ce que la guerre sinon une volonté de destruction, de mettre à bas ce qui relient les personnes. Dans son discours du 24 février 2022 Poutine menace l’Ukraine. Ne dit-il pas : Que tu le veuilles ou non tu vas encaisser ma belle ». Ce propos considérant l’Ukraine telle une violer m’a frappé et répugné !
Qu’apporterait le retour de la nuance ?
La nuance nous aiderait à sortir de la polarité, du binaire… On laisserait de côté le manichéisme. On pourrait ainsi retrouver le chemin de l’Histoire en arrêtant de l’instrumentaliser.
Votre souhait le plus cher pour l’Ukraine ?
La paix… la fin de l’agression… La paix, c’est aussi mon souhait pour le peuple russe qui est réprimé et dont les mouvements comme « L’association des mères et des femmes de soldats russes » est maintenant considérée comme illégale. Comme « Le Mémorial », organisation de défense des droits de l’homme et de la préservation de la mémoire des victimes du stalinisme,a dû se dissoudre au prétexte d’être un groupe d’agents de l’étranger.
Parlez-nous de la Corse et vous ?
C’est encore pour des raisons familiales que je suis en Corse. Enfant dans le Vercors on m’a fait comprendre que je n’étais pas chez moi. Pareil au Etats-Unis ! Dans beaucoup d’endroits où j’ai vécu je me suis questionnée sur mes sources… est-ce parce que j’ai un grand-père corse que je me sens bien ici ? J’ai été bien accueillie et j’ai eu envie de poser mes valises.
Propos recueillis par M.A-P
Photos : M.A-P