Interview du Dr François Pernin Président de la Coordination interassociative de Lutte contre l'Exculsion ( CLE )
Précarité en Corse
Interview du Dr François PERNIN président de la Coordination interassociative de Lutte contre l’Exclusion (CLE)
Le docteur Pernin est membre de Médecin du monde. Il est aussi responsable en Corse de la coordination interassociative de lutte contre l’exclusion (CLE) qui regroupe 14 associations. Présents en Corse, ses militants le sont aussi dans le reste du monde et notamment en Ukraine. Il a à ses côtés Marie-France Andreozzi, infirmière en psychiatrie à la retraite par ailleurs militante de Per a Pace, créée en 1992 durant la guerre en Bosnie. On trouve également Sarah Dugier, infirmière, de l’équipe mobile de précarité et de psychiatrie de l’Hôpital de Casteluccio.
Grâce à des personnes comme le docteur Pernin, aux associations comme les Restos du Cœur, le Secours populaire, le Secours catholique, une première prise de conscience s’est opérée en 2017. La Corse a été la première région française à s’être dotée d’un plan de lutte contre la précarité et la pauvreté lors d’un vote de l’Assemblée de Corse le 30 mars de cette année-là. La seule mesure prise a été la mise en place en novembre 2022 à l’initiative de la Collectivité de Corse, d'un portail intitulé Sulidarità. Il centralise toutes les aides et les dispositifs sociaux existant en Corse. Logement, soins, handicap, personnes âgées, emploi, jeunes, petite enfance, accès aux droits, toutes les catégories sont accessibles simplement même si l’accès à l’outil informatique fait justement partie de ce qui créé une fracture sociale notamment quand il s’agit d’immigrés ou de personnes âgées.
L’état de la précarité en Corse est-il stable, en régression ou en progression ?
La misère en Corse est en constante progression avec des phases d’accélération dues aux conséquences des différentes crises traversées : Covid, Ukraine, et tout prochainement, crise économique avec des coupes sombres que nous redoutons dans les budgets sociaux.
La pauvreté s’est étendue en largeur, en profondeur et en durée. Elle touche des tranches de population jusque-là épargnées, elle s’est approfondie en aggravant les situations des personnes vivant en situation de pauvreté, et elle dure plus longtemps.
Et si l’on veut bien tirer la leçon de ces chiffres en termes d’évaluation, cette progression constante, et actuellement très rapide de la misère, signifie, à l’évidence, que ce que nous entreprenons pour réduire la pauvreté demeure nécessaire, mais n’est plus suffisant.
Les décideurs politiques au plus haut niveau doivent enfin réaliser que la pauvreté est un problème politique majeur, que les recettes passées ne sont plus suffisantes.La situation nécessite la conception d’une véritable politique à la hauteur d’un problème qui touche plus de 10 millions de personnes en France, dont 1 enfant sur 4 en Corse.
Selon vous le poids de l’immigration pèse-t-il dans l’état de la précarité corse, les immigrés se situant souvent en bas de l’échelle économique et donc sociale ?
L’immigration pèse d’un grand poids, car, sans elle, des pans entiers de notre économie en Corse, déjà fragile, disparaîtraient et aggraveraient la situation.Les immigrés occupent souvent les « poor job » dont personne ne veut, aux salaires bas, à la pénibilité importante, aux horaires décalés : aide à la personne, agriculture, hôtellerie, grande surface, société de nettoyage, bâtiment....
auxquels s’ajoutent, pour certains travaux, la rupture de la saisonnalité, sans compter les petits boulots de voisinage qui rendent bien service dans les villages.
Lorsque les réfugiées venues d’Ukraine sont arrivées en Corse, les offres pressantes d’emploi ont été multiples et pour des tâches où la maîtrise de la langue n’était pas nécessaire.
Certaines entreprises ne peuvent assumer de nouveaux marchés faute de main d’œuvre. Alors oui, vous avez raison, les immigrés, bien qu’en bas de l’échelle économique et sociale comblent des vides dans le tissu de l’organisation et de la répartition du travail insulaire et réduisent ainsi l’état de la précarité en Corse en participant activement à son économie.
La pauvreté est-elle réellement plus lourde en Corse que dans certaines régions du continent comme le Nord ou les zones rurales isolées ? Je vous pose cette question, car il y a toujours cet effet grossissant de comparaison d’une petite entité avec une grosse où la moyenne noie les détails.
Selon les statistiques, la Corse monte sur le podium, et souvent atteint la plus haute marche, dans la plupart des catégories de pauvreté.
Mais j’approuve votre remarque : ce classement par régions a quelque chose de cynique. Peut-on comparer la détresse des grandes banlieues, des quartiers déshérités, des régions des industrialisées sur ces simples données ?
Ce qui importe réellement, c’est que la misère existe ici comme ailleurs, et que des enfants, des familles, des vieux, des jeunes, des femmes, des hommes, en souffrent, tout à côté de nous. Nous sommes directement interpellés, ici et maintenant.
Les chiffres, quel qu’ils soient, nous poussent à agir, ici et maintenant, individuellement et collectivement.Sans négliger pour autant les misères plus lointaines, mais chacun d’entre nous, sans attendre, peut agir directement, ici et maintenant, s’il le veut.
Enfin la solution ou l’amélioration de la pauvreté peut-il se situer localement ou faut-il attendre ce ministère que vous appeliez de vos vœux ?
Dans l’esprit de beaucoup, et malheureusement des décideurs politiques, la lutte contre la pauvreté relève des « affaires sociales » alors que c’est un problème sociétal.L’action sociale, exercée par les services sociaux et les associations, est indispensable, mais concerne le champ des mesures d’urgence. Elle permet de maintenir temporairement à flot des personnes que nous ne ramenons pas sur le rivage.
L’action sociale n’a pas le pouvoir de prévenir la chute dans la misère et la sortie définitive de ce fléau. D’autres axes d’action sont nécessaires pour résoudre le problème. C’est plus d’intelligence que de finance dont nous avons besoin.
La pauvreté a toutes les caractéristiques d’un problème politique majeur : importance croissante de la population touchée, jeunesse atteinte de plein fouet, diminution de l’espérance de vie, budgets colossaux, développement d’une économie parallèle.
Tous les ingrédients d’une révolte sociale incontrôlée sont réunis. La solution ne peut être que politique.
Mais à quel niveau de pouvoir ?
Et il existe 3 niveaux politiques de prise en charge : communal, territorial, national.
Le niveau communal et intercommunal directement concerné par les situations de détresse. Les maires et leurs équipes règlent, comme ils le peuvent, l’urgence sociale.
Quel est l’élu de proximité qui n’est pas, chaque jour, interpelé pour trouver un logement, un emploi, une aide d’urgence et, parfois, de façon de plus en plus violente.
Les maires et leurs équipes font partie des acteurs de terrain et des témoins crédibles de la réalité.
Au niveau territorial, les problèmes communs de toute la région remontent et peuvent être traités d’une façon plus structurelle avec des champs d’action particuliers pour atténuer certaines conséquences, mais trop peu pour réduire les causes génératrices de la misère
La collectivité a des leviers importants en matière de logements, santé, éducation, formation, culture, transport, action sociale..... et une faculté d’initiatives qu’elle a exercée.
Car notre Collectivité de Corse est allée très loin puisque c’est la seule région à avoir déclaré officiellement que la pauvreté est un problème politique et en a tiré les conséquences en concevant un plan de lutte contre la précarité en 2017. Mais, hélas, plan dont la mise en œuvre tarde trop et à la réactualisation nécessaire.
Le 3 ° niveau c’est celui de l’État qui, face à cette misère systémique qui ébranle l’équilibre de notre société n’a pas encore réalisé que la pauvreté est un problème national qui nécessite la conception d’une véritable politique innovante et ambitieuse.
Et quelle serait la première mesure à prendre selon vous ?
Et la première mesure, c’est de se donner les moyens structurels d’appréhender ce problème et ça commence effectivement par la création d’un ministère entièrement dédié à la lutte contre la pauvreté
On ne fait pas la guerre sans ministère des armées.
La pauvreté nous a déclaré la guerre et tout ce que l’on offre c’est un ministère des Affaires Sociales qui ne règle que certaines urgences avec de temps à autre un patchwork de différents ministères qui accouchent de pactes de solidarité sans réelle vision politique d’ensemble. On mène des batailles armés de pistolets à eau.
Ça ne marche pas. Nous ne sommes pas équipés pour gagner la guerre contre la pauvreté, a commencé par un général clairement identifié aux manettes d’une organisation qui s’appelle un ministère.
Que nous manque-t-il alors ?
Il nous manque tout simplement une intelligence capable d’inventer cette politique qui toucherait à toutes les dimensions de ce fléau : prévention, recherche, innovation, renforcement des mesures d’urgence, accompagnement efficace, sortie de crise.Si nous ne le faisons pas, la pauvreté s’imposera au prix d’une révolte sociale impressionnante.« La pauvreté n’est pas une fatalité, elle est l’œuvre des hommes, seuls les hommes peuvent la détruire » cette phrase de Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, doit éclairer le chemin à suivre.
Nous pouvons réduire la misère. Nous devons en être persuadé faute de quoi le combat est perdu d'avance.
Propos recuelllis par GXC
Photo : D.R
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