Quand Roberto Saviano se trompe sur la Corse
Tout récemement Robert Saviano a déclaré que le trafic de cocaîne en France était << géré par des cartels corses >>
Quand Roberto Saviano se trompe sur la Corse
Roberto Saviano est devenu au fil de ses années « blindées » une sorte de vache sacrée quand il s’agit de traiter de « la » mafia. Son livre Gomorra qui décrivait les agissements de la Camorra à Naples lui a valu une fatwa de cette mafia et depuis il vit comme un clandestin produisant ouvrage sur ouvrage avec pour sujet éternel le danger mafieux en Europe. Tout récemment il a déclaré que le trafic de cocaïne en France était « géré par des cartels corses ». Il me pardonnera mon outrecuidance, mais il énonce là une contre-vérité qui témoigne de sa méconnaissance du terrain local et de sa vision extrêmement généraliste du danger mafieux en Europe.
Les propos tenus par Roberto Saviano
Invité de l’émission « Quelle Époque », sur France 2, Roberto Saviano a décrit à juste titre une « France est pleine de mafias, depuis 20 ans. » s’étonnant cependant du peu d’intérêt porté à ce sujet par les politiques : « Je n’ai jamais réussi à comprendre un tel manque d’attention. » Il a précisé encore à juste titre que dans l’Hexagone, « le problème est toujours celui d’avoir conçu la question du trafic de drogue comme un problème de migrants. Le narcotrafic n’est pas un problème dû aux migrations. » Puis il a précisé : « Le pays a actuellement une cocaïne d’excellente qualité qui vient du Pérou, qui passe par l’Afrique et qui arrive dans les ports français où le contrôle est presque inexistant, les scanners n’en parlons même pas. Ce sont les cartels corses, très forts, qui gèrent tout cela » oubliant les deux grandes portes d’entrée de la cocaïne qui désormais passe par l’Équateur pour arriver à Rotterdam, Anvers et Le Havre si en on croit les informations policières.
Où ? Qui ? Quand ? Quoi ?
Quand on énonce de tels propos, il faut pouvoir les étayer ce que ne fait pas Saviano. Il a vraisemblablement été « renseigné » par un « spécialiste » qui lui-même ignore tout de la grande criminalité insulaire. Car enfin parler de « cartels » exige quelques précisions. Les cartels désignaient des ententes entre sociétés commerciales, et ce depuis l’antiquité. Cela a perduré et les empires allemands et autrichiens du XIXe siècle étaient ainsi désignés. Au siècle suivant, les cartels étaient des sociétés commerciales liées entre elles dans le but de conquérir des marchés. Cartel a été utilisé la première fois pour caractériser les cartels de Calì et de Medellin qui fournissaient en cocaïne les réseaux mexicains afin de livrer la drogue aux États-Unis. Puis quand les trafiquants mexicains ont décidé de prendre en main le trafic, ils ont acquis à leur tour la qualification de cartels. Ce sont donc des consortiums extrêmement puissants qui sont capables de s’affronter militairement avec les états. À moins que Saviano possède des informations qui sont même ignorées par les autorités françaises, parler de cartels en France est une exagération qui nuit à la compréhension du phénomène en question et donc à la façon de le combattre.
Le trafic de drogue au temps de la French connection
S’il est exact que Paul Carbone et François Spirito ont initié entre les deux guerres un embryon de trafic d’héroïne, le véritable envol de la French connection a été la guerre du Vietnam quant aux USA la demande a augmenté. Grâce au savoir-faire d’une poignée de nos compatriotes, des laboratoires ont été créés en Provence qui produisaient une héroïne pure à 95 % c’est-à-dire un tiers de plus que la moyenne mondiale. Le dernier « grand chimiste » corse a été Jean-Marc Leccia, abattu en 1984 dans la prison d’Ajaccio par un commando du FLNC. Mais quand on étudie les résultats de la fameuse French Connection, dont les éléments étaient en grande partie des Corses, on se rend compte que ça n’était qu’une partie minoritaire de l’héroïne vendue dans le monde et que la French Connection pour importante qu’elle ait été a été montée en épingle par la DEA, la police anti drogue américaine parce que bon nombre des hommes mis en cause appartenaient à l’officine de barbouzes gaullistes, le SAC. Quand on lit les nombreux ouvrages de mémoire coécrits avec ces trafiquants corses, on comprend que le trafic était souvent le fruit d’aventures individuelles et non celui d’une organisation structurée qui justifierait le terme de mafia.
Un cartel corse alors jamais la grande criminalité corse n’a été aussi grégaire ?
Les propos de Saviano auraient pu être pris au sérieux il y a un demi-siècle quand la grande criminalité corso-marseillaise tenait le haut du pavé. Il y a quelques semaines, le dernier des grands voyous d’origine insulaire, André Cermolacce, s’est fait abattre à Marseille par un tueur en trottinette, vraisemblablement un de ces gamins des cités qui font régner la terreur. C’est dire si les « cartels » corses savent se faire respecter. Aujourd’hui, les Corses se sont fait balayer des villes du continent par une nébuleuse de bandes criminelles à dominante africaine notamment maghrébine pour ce qui concerne les dérivées du cannabis. On estime que 120 000 personnes vivent de ce trafic. Europol a publié en avril 2024 un rapport intitulé « Décoder les réseaux criminels les plus menaçants de l’UE » (Decoding the EU’s most threatening criminal networks). En 2021, Europol avait produit un rapport faisant état de 5 000 réseaux criminels en Europe (SOCTA 2021). Le rapport 2024 propose une analyse qualitative des 821 réseaux criminels les plus dangereux. Ils impliquent plus de 25 000 membres de 112 nationalités différentes. Les méthodes de ces groupes sont la corruption la violence et l’intimidation parfois l’assassinat. Or aucune des sources utilisées pour écrire cet article ne mentionne l’existence d’un quelconque cartel corse. Pour cause, après avoir été chassés de Marseille, de Paris, de Lyon et de Grenoble, les Corses ont disparu ou se sont repliés sur l’île.
Un trafic de cocaïne qui passe par Le Havre, la Hollande ou la Belgique
Le trafic de drogue est étroitement aux lieux de productions. Pour l’opium il y avait l’Asie, le Liban et la Turquie puis l’Afghanistan. Pour la cocaïne, c’est essentiellement la Colombie (65 %), le Pérou (27 %) et la Bolivie (8 %). La drogue est ensuite acheminée vers le Mexique via l’Équateur et arrive en Europe par les grands ports du Nord. Jusqu’à plus informé, on ne trouve aucun Corse dans ces filières et moins encore de fantasmatiques cartels corses.
Pourquoi ces supposées révélations de Saviano ?
Saviano est un homme isolé qui dépend étroitement de ses informateurs au premier rang desquels des « spécialistes » qui ces derniers temps se sont beaucoup agités sur la « mafia ». Mais pour le coup, on est monté d’un degré, la mafia est devenue un ensemble de cartels corses. Toute personne qui s’intéresse de près à la structuration de la criminalité corse ne peut qu’au mieux sourire au pire trouver la parole de Saviano peut crédible. C’est très dommageable pour la croisade courageuse qu’il a engagée il y a vingt ans. Quant à ceux qui le renseignent, ils devraient faire preuve d’un peu de sérieux. Il existe des rapports d’Europol, le document du SIRASCO sur les bandes corses bref suffisamment d’études sérieuses pour ne pas se perdre en fantasmes d’un autre âge. Selon l’ONG Transparency Internationale qui a publié ce mardi 11 février son indice de perception de la corruption pour 180 États. La France a perdu 5 places au classement mondial et se retrouve à la 25e position, son pire classement depuis 2011. C’est dire s’il y a du pain sur la planche. Mais le travail ne sera efficace que si l’état des lieux n’est pas le produit de fantasmes sur la Corse répétés depuis des décennies.
GXC
PHOTO /D.R
Roberto Saviano auteur de « Giovanni Falcone »
C’est un bel hommage que Saviano rend au juge Falcone assassiné en 1992 par la mafia sicilienne. Il y a trois ans, Giovanni Brusca son assassin, désormais repenti, était libéré pour avoir dans le détail livré les conditions dans lesquelles l’assassinat du juge Falcone avait été préparé et perpétré. Pour le mafieux, la raison avait été d’empêcher Andreotti d’accéder à la présidence de la République italienne. Pour les antimafias, il s’agit plutôt d’une vengeance exercée contre le magistrat qui avait révolutionné la lutte anti mafia. Et ils donnent pour preuve de leur théorie, l’assassinat quelques mois plus tard du juge Borsellino le frère en justice de Falcone. L’ouvrage de Roberto Saviano, sur lequel je reviendrai la semaine prochaine, est la description minutieuse de ce crime survenu dans un contexte marqué par l’isolement de Falcone, un isolement paradoxalement complété par son encerclement par les forces hostiles présentes au sein même de l’appareil d’État, car il ne fait aucun doute qu’une partie des services secrets était présente aux côtés des hommes de Toto Riina, le capo di tutti i capi. C’est un livre dont le style limpide rend la lecture facile et qui surtout rend sa grandeur à ce juge formidable de courage et de détermination. Il serait utile qu’un jour on se penche sur le destin du juge Borsellino, son alter ego, qui dès l’assassinat de son ami, avait confié qu’il savait son sort scellé. Une voiture piégée l’a tué lui est les quatre carabiniers qui l’accompagnaient devant le domicile de sa mère. Triste et tragique destin que celui de ces serviteurs d’un État sans gratitude qui a précipité la chute de ceux qui s’étaient juré de mettre la Mafia à genoux. Aujourd’hui la puissance occulte est entre les mains de la « Ndrangheta, la sœur calabraise de Cosa nostra, elle aussi combattue par des magistrats et des policiers qui savent leurs vies menacées trente ans après la mort de Falcone et de Borsellino.
GXC