« Ceux que la nuit choisit » de Joris Giovannetti
La Corse telle qu’elle pourrait aller mieux. Le texte de Giovannetti est d'une qualité rare.
« Ceux que la nuit choisit » de Joris Giovannetti
La Corse telle qu’elle pourrait aller mieux
Le texte de Giovannetti est d’une qualité rare. Au-delà d’un récit linéaire ce sont des tableaux multiples de la Corse qu’il peint liés à une réflexion grave sur l’île et ceux qui l’habitent. C’est à la fois très local et très universel. C’est d’ici et d’ailleurs. Giovannetti dans sa prose se révèle extraordinaire peintre. En scène, moteur de l’action, des jeunes fréquentant pour la plupart l’université de Corse.
Les balbutiements de « Ceux que la nuit choisit » remontent à 1889 dans un village isolé. La fin s’écrit en 2018 à Corte, épicentre de l’action qui déborde sur Lupino, Ajaccio, Nice… avec un détour par Calvi et Nantes. L’une des originalités du texte est de renoncer aux flashs back pour opter sur des allers retours temporels qui oblige le lecteur à une attention vigilante. Autre particularité un classicisme d’ampleur qui scrute les personnages avec finesse et dépeint la situation ambiante de l’île avec ses drames, ses incohérences, sa brutalité. Réussite de Joris Giovannetti : une prose lumineuse et sobre. En toile de fond des références à la philosophie de Nietzsche.
« Ceux que la nuit choisit » conte Rafaël et Gabriel, deux frères, Cécilia, Lelia ce qui n’en exclut pas d’autres. Il y a des pages puissantes, bouleversantes sur le viol de Cécilia. Des moments fracassants qui saccagent, ruinent, mettent à mort la vie de la violée. Il y a ces morceaux qui hurlent en silence les dégâts fait à son âme et à son corps qui bouillissent son image l’annihilant en un trompe-l’œil méconnaissable. L’anorexie, l’enfer. Et la résurrection dont l’auteur décrit les étapes, le pas à pas ainsi que l’EMDR autant d’informations qui au-delà d’une écriture inspirée délivrent des renseignements bienvenus au cas où …
Raphaël est un militant sérieux qui plaide par conviction la fin de la violence et qui affronte surtout le flot mortifère du racisme. Imaginez : sa copine est arabe ! Résultat ses copains de fac le harcèle et sont prêts à lui casser la gueule. Mais Raphaël a du répondant…
Catégorie « spéciale » ceux décidé à établir une fusion entre nationalisme et affaires au nom d’une dite économie moderne. Ceux-ci dégoûtent le militant. Il est en outre écœuré par les arrangements entre amis en sous mains, qui prospèrent dans son syndicat Quant à son frère, Gabriel, fatigué, angoissé il s’est mis en retrait du militantisme Un drame sur la Plaine Orientale montre jusqu’où peut aller l’emprise mafieuse. Les terres de Lucien en bord de mer excitent les appétits de malfrats de moyenne envergure, mais forts d’appuis claniques. Conclusion : Bobby, le chien Lucien adoré, est tué… in fine Lucien également.
Joris Giovannetti à travers ses personnages aborde tous les problèmes de l’île avec toutes ses ambiguïtés qui font d’elle une sorte de zone grise où les valeurs deviennent confuses, si valeurs il y a, où les anges jouent de malignité par leur invisibilité qui malgré tout leur permet d’assumer une présence insaisissable et impalpable.
Si vous voulez un livre qui sait allier la grâce, la profondeur et un style remarquable, ne vous privez pas…
Michèle Acquaviva- Pache
ENTRETIEN AVEC JORIS GIOVANNETTI
Joris Giovannetti est un jeune auteur dont « Ceux que la nuit choisit » est le premier roman, qui plus est publié par une grande édition parisienne… Autrement dit un exploit !
Pourquoi ce beau titre, « Ceux que la nuit choisit », pour ceux qui n’auraient pas encore pu lire votre roman ?
Je suis content que vous aimiez le titre car ce n’était pas mon choix initial. Nous avons convenu, mon éditrice et moi, de ce nouveau titre car dans le roman la nuit choisit malheureusement un peu tout le monde, même s’il y a de la lumière aussi.
Pour quelles raisons Corte ?
J’y ai fait une grande partie de mon cursus universitaire, c’est un endroit que j’aime beaucoup. C’est une ville fasscinante, car elle représente un carrefour de mondes sociaux très différents. C’est aussi un des berceaux de la lutte nationaliste, et cela fait sens à mes yeux.
Comment avez-vous choisi vos personnages principaux ? Etes-vous proche de l’un d’eux ?
Je ne sais pas vraiment, c’est difficile de savoir comment se déroule le processus. Je dirais plutôt que les personnages se sont imposés à moi, et j’ai même parfois l’impression qu’ils existent réellement. Sociologiquement j’ai voulu représenter un éventail de profils possédant richesse et contradictions, des personnages pour lesquels, pour la plupart, on ne sait véritablement choisir entre l’amour et la haine. Je pense que je partage un point commun avec chacun d’entre eux, et même si je ne lui ressemble pas véritablement, c’est de Gabriel dont je suis le plus proche.
Pourquoi vous êtes-vous lancé dans l’entreprise du roman ?
Je pense que c’est une idée que j’ai toujours eu mais que j’ai longtemps fait taire. Il m’a fallu des années pour me rendre compte qu’il m’était possible, à moi aussi, de raconter une histoire, et d’être légitime à avoir quelque chose à dire. Javier Marìas parle des épaules des géants. Il n’est pas facile de se défaire de ce poids.
Qu’est-ce qui vous passionne dans l’écriture ?
La capacité à enrichir le réel. Parfois, je lis des choses si belles chez les auteurs, que j’ai l’impression qu’elles tendent à redoubler l’existence en profondeur et en intérêt. La vie sans la littérature serait plus pauvre, je pense. Les livres nous éveillent à la vie.
S’i y avait des qualificatifs pour définir votre roman, quels seraient-ils : bienveillant, généreux, s’inscrivant dans une réalité poétique et philosophique, dénonciateur ?
J’aime beaucoup le qualificatif « généreux » que vous employez. On ne peut pas exclure non plus la philosophie ni la poésie. Mais « généreux » est ce que je préfère. Je ne sais pas véritablement qualifier le type de roman que j’ai écrit. C’est davantage un travail de lecteur, je crois.
Parmi les plaies qui rongent la Corse vous développer la truandise se convertissant en mafia. Vous parlez aussi de racisme. Pour quoi son ampleur ici ? En quoi est-il typique ?
Cela ne fait pas partie de nos particularités les plus exquises. Mais elles existent, et je pense qu’il faut les regarder en face. Les origines sociologiques sont nombreuses et complexes, et je crois que le roman constitue une bonne approche de terrain, un miroir tendu à la société.
Les racines de votre roman en font-elles un livre politique ?
J’espère que non ! Je pense qu’écrire un roman explicitement politique est le meilleur moyen de le manquer. En tous cas je ne m’en sens pas capable. La politique est secondaire dans le roman, et je ne souhaitais pas que toute l’intrigue tourne autour cette thématique.
Pourquoi la référence à Nietzche coure-t-elle vos pages. Est-ce parce que vous vous sentez proches de ses textes ?
Nietzsche est le philosophe qui a le mieux compris ce qu’était la question du sens de la vie dans une vie. Il est probablement aussi – le pauvre – celui qui a vécu la douleur de manière la plus intense. C’est un philosophe avec qui j’ai une relation ambivalente, mêlée d’attirance et de répulsion, mais j’ai vraiment du mal à m’en défaire. Donc oui, j’en suis proche, malgré moi.
M.A-P
Photo :M.A.P