Les tumultes de l'ennui
« On est détrompés sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions… On habite avec un cœur plein, un monde vide ; et sans avoir joui de rien, on est désabusé de tout. »
Les tumultes de l’ennui
« On est détrompés sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions… On habite avec un cœur plein, un monde vide ; et sans avoir joui de rien, on est désabusé de tout. »
René de Chateaubriand
Notre époque porte le deuil de ce qui a été, sans donner naissance à des perspectives nouvelles : la pandémie aggrave cette évolution. Des générations entières se retrouvent dépourvues de plénitude, de perspectives. On assiste au « lent naufrage d’une vie rapetissée ». Sans polémique ni colère, au-dessus de l’angoisse, aride, l’ennui nous jette parmi les choses. Seule la contemplation de la mer, qui nous renvoie à l’infini, pourrait nous sauver. Le malaise social est là, la souffrance métaphysique arrive. Balayant les rêves de gloire, la société, gouvernée par la Bourse, plonge dans la tragique indifférence : n’aimer rien, ne rien vouloir, n’avoir envie de rien, n’être rien, ne rien faire. Dépourvu d’énergie vitale, le présent se dilate à l’infini, ni le futur ni le passé n’existent.
Un total désengagement
On connaît, chez les poètes et écrivains romantiques, cette écriture de l’ennui, du vide, où le poète, de Lamartine à Nerval, de Musset à Baudelaire, veut subvertir le Mal. On ne se sauve pas en se jetant dans le monde, mais en s’en éloignant radicalement, dans un désengagement total.
« … Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
Et de longs corbillards, sans tambour ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. »
Spleen, Charles Baudelaire
L ‘ennui traité comme une calamité publique
Et pourtant, tout dans notre société nous conduit à repousser l’ennui. Loin d’être une nécessité intérieure, l’ennui est traité comme une calamité publique. La société lui oppose le divertissement, qui est oubli de soi, et qui attend tout de l’extérieur. Et si l’ennui n’était pas autre chose qu’un répit, une interruption dans cette accélération à laquelle nous contraint le monde ? Grâce à l’ennui, on peut faire l’économie de la vitesse, de l’étonnement, du désir. Il s’agit de provoquer un ralentissement du temps, afin de pouvoir éprouver quelque modeste sensation, loin de cette vie psychique trépidante, novatrice, imaginative, mais fatigante. L’ennui est sans peur, il éloigne tous les sentiments autres, il provoque une indifférence au monde qu’il tient à distance. Pessoa, dans le « livre de l’intranquillité » a montré comment l’ennui est une sorte de disparition au monde, comment avec l’ennui on devient un rien autour duquel ce monde tourne, avec l’aval de l’indifférence. On tombe dans l’ennui comme dans une chute. Avec l’ennui, on n’est ni dans le refus ni dans l’acceptation, ni dans le rien ni dans le tout. Bartleby, ce personnage symbolique de Melville, se protège des désordres du monde en se réfugiant dans le silence et l’immobilité. On peut ainsi se soustraire aux rapports sociaux par l’ennui, soutenu par la paresse. L’ennui tient les autres à distance, il neutralise les agressions.
Souffrance et aubaine
L’ennui permet à chacun de prendre la mesure de sa condition. Il est à la fois une souffrance et une aubaine. Certes il peut constituer une privation de tout plaisir, car on risque de laisser échapper le sens des saveurs et des couleurs, de se laisser engluer dans la fadeur d’une vie devenue grise. L’ennui risque de ruiner tout espoir de bonheur.
Mais l’ennui peut devenir le moteur de nos actes.
Pour les romantiques, tel Chateaubriand, l’ennui n’est pas une baisse de vitalité passagère, mais un manque ontologique, une lassitude existentielle, un vide inexprimable, une absence de désirs. Au 19ème siècle, l’ennui décrit partout devient le signe d’un découragement collectif, d’un traumatisme social, d’un désenchantement de l’esprit public : l’élite s’avoue désabusée et revenue de tout. Loin d’être maître de son destin, l’individu s’estime en désaccord avec lui-même.
Il y a aussi l’ennui calme et doux du bonheur. Entre l’otium et le negotium, un équilibre doit être cherché pour obtenir un art de vivre. On contemple le monde et l’on se contente de cette contemplation : on y acquiert une certaine sérénité, à défaut de bonheur. A la limite, pour certains philosophes tels Sartre ou Beckett, on ne sort jamais de l’ennui. Pour Sartre, l’ennui se décrit dans une langue pâteuse, poisseuse, irrespirable : « L’ennui réclame et produit, pour se dire, une nuit de la langue » (Jean-François Louette).
L’annonce du néant
Pour Beckett, l’ennui nous annonce le monde du néant, de l’inanité. L’ennui est le « premier moment d’une décomposition bienheureuse » (J.Roudant). Tels les héros de Beckett, les êtres humains seront blasés, ni nostalgiques ni optimistes, ils seront simplement des corps lassés, fatigués, sans goût pour l’existence, découragés, alanguis.
Chez Cioran, l’ennui vide l’univers de tout objet, de toute consistance : devant l’étrangeté du monde se produit « une inadhésion profonde aux choses » (Cioran).
« La rose est sans pourquoi » écrivait Silésius. Un phénomène massif peut être vide de sens et soustrait à une quelconque explication causale : sans raison d’être, ce qui ne veut pas dire dépourvu de sens.
Les médias valorisent toutes les passions qui participent à fuir l’ennui, à travers la proposition d’une vie épuisante.
L’ennui comme moteur
Mais l’ennui peut être une ressource, une énergie, un bouillonnement. Il y a du gigantisme dans l’ennui, celui de la pensée. Il est un ennui profond qui nous révèle notre être et nous interroge sur notre condition. L’ennui fait partie de notre façon singulière d’être au monde.
Roquentin, le héros de « La nausée », s’ennuie. Cet ennui, qui dénude le temps, est le « cœur profond de l’existence ». Avec l’ennui, règne l’indistinct qui engloutit toutes choses. Avec cette sorte de décomposition tranquille, on va habiter la vie et la mort d’une façon différente. Ne rien savoir, ne rien vouloir, ne rien pouvoir : l’ennui nous éloigne de la trépidation de la réalité et nous incite à rechercher ce désir de rien.
Avec l’ennui, on n’habite plus vraiment le monde, on ne s’y sent plus en sécurité : On y est certes, mais sans véritable abri. On s’y tient simplement en déséquilibre, pour personne et pour rien. L’espace est devenu silencieux, sans langage, sans paroles, sans sol, sans sûreté, en une sorte d’errance.
Choisir plutôt la léthargie de l’ennui que l’accablement du désespoir. L’ennui peut devenir la grande affaire de la vie.
« Rester là, tenir, dans l’ombre de la cicatrice en l’air
Rester là, tenir — pour - personne — et — pour — rien »
Paul Celan
Francine Demichel
« On est détrompés sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions… On habite avec un cœur plein, un monde vide ; et sans avoir joui de rien, on est désabusé de tout. »
René de Chateaubriand
Notre époque porte le deuil de ce qui a été, sans donner naissance à des perspectives nouvelles : la pandémie aggrave cette évolution. Des générations entières se retrouvent dépourvues de plénitude, de perspectives. On assiste au « lent naufrage d’une vie rapetissée ». Sans polémique ni colère, au-dessus de l’angoisse, aride, l’ennui nous jette parmi les choses. Seule la contemplation de la mer, qui nous renvoie à l’infini, pourrait nous sauver. Le malaise social est là, la souffrance métaphysique arrive. Balayant les rêves de gloire, la société, gouvernée par la Bourse, plonge dans la tragique indifférence : n’aimer rien, ne rien vouloir, n’avoir envie de rien, n’être rien, ne rien faire. Dépourvu d’énergie vitale, le présent se dilate à l’infini, ni le futur ni le passé n’existent.
Un total désengagement
On connaît, chez les poètes et écrivains romantiques, cette écriture de l’ennui, du vide, où le poète, de Lamartine à Nerval, de Musset à Baudelaire, veut subvertir le Mal. On ne se sauve pas en se jetant dans le monde, mais en s’en éloignant radicalement, dans un désengagement total.
« … Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
Et de longs corbillards, sans tambour ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. »
Spleen, Charles Baudelaire
L ‘ennui traité comme une calamité publique
Et pourtant, tout dans notre société nous conduit à repousser l’ennui. Loin d’être une nécessité intérieure, l’ennui est traité comme une calamité publique. La société lui oppose le divertissement, qui est oubli de soi, et qui attend tout de l’extérieur. Et si l’ennui n’était pas autre chose qu’un répit, une interruption dans cette accélération à laquelle nous contraint le monde ? Grâce à l’ennui, on peut faire l’économie de la vitesse, de l’étonnement, du désir. Il s’agit de provoquer un ralentissement du temps, afin de pouvoir éprouver quelque modeste sensation, loin de cette vie psychique trépidante, novatrice, imaginative, mais fatigante. L’ennui est sans peur, il éloigne tous les sentiments autres, il provoque une indifférence au monde qu’il tient à distance. Pessoa, dans le « livre de l’intranquillité » a montré comment l’ennui est une sorte de disparition au monde, comment avec l’ennui on devient un rien autour duquel ce monde tourne, avec l’aval de l’indifférence. On tombe dans l’ennui comme dans une chute. Avec l’ennui, on n’est ni dans le refus ni dans l’acceptation, ni dans le rien ni dans le tout. Bartleby, ce personnage symbolique de Melville, se protège des désordres du monde en se réfugiant dans le silence et l’immobilité. On peut ainsi se soustraire aux rapports sociaux par l’ennui, soutenu par la paresse. L’ennui tient les autres à distance, il neutralise les agressions.
Souffrance et aubaine
L’ennui permet à chacun de prendre la mesure de sa condition. Il est à la fois une souffrance et une aubaine. Certes il peut constituer une privation de tout plaisir, car on risque de laisser échapper le sens des saveurs et des couleurs, de se laisser engluer dans la fadeur d’une vie devenue grise. L’ennui risque de ruiner tout espoir de bonheur.
Mais l’ennui peut devenir le moteur de nos actes.
Pour les romantiques, tel Chateaubriand, l’ennui n’est pas une baisse de vitalité passagère, mais un manque ontologique, une lassitude existentielle, un vide inexprimable, une absence de désirs. Au 19ème siècle, l’ennui décrit partout devient le signe d’un découragement collectif, d’un traumatisme social, d’un désenchantement de l’esprit public : l’élite s’avoue désabusée et revenue de tout. Loin d’être maître de son destin, l’individu s’estime en désaccord avec lui-même.
Il y a aussi l’ennui calme et doux du bonheur. Entre l’otium et le negotium, un équilibre doit être cherché pour obtenir un art de vivre. On contemple le monde et l’on se contente de cette contemplation : on y acquiert une certaine sérénité, à défaut de bonheur. A la limite, pour certains philosophes tels Sartre ou Beckett, on ne sort jamais de l’ennui. Pour Sartre, l’ennui se décrit dans une langue pâteuse, poisseuse, irrespirable : « L’ennui réclame et produit, pour se dire, une nuit de la langue » (Jean-François Louette).
L’annonce du néant
Pour Beckett, l’ennui nous annonce le monde du néant, de l’inanité. L’ennui est le « premier moment d’une décomposition bienheureuse » (J.Roudant). Tels les héros de Beckett, les êtres humains seront blasés, ni nostalgiques ni optimistes, ils seront simplement des corps lassés, fatigués, sans goût pour l’existence, découragés, alanguis.
Chez Cioran, l’ennui vide l’univers de tout objet, de toute consistance : devant l’étrangeté du monde se produit « une inadhésion profonde aux choses » (Cioran).
« La rose est sans pourquoi » écrivait Silésius. Un phénomène massif peut être vide de sens et soustrait à une quelconque explication causale : sans raison d’être, ce qui ne veut pas dire dépourvu de sens.
Les médias valorisent toutes les passions qui participent à fuir l’ennui, à travers la proposition d’une vie épuisante.
L’ennui comme moteur
Mais l’ennui peut être une ressource, une énergie, un bouillonnement. Il y a du gigantisme dans l’ennui, celui de la pensée. Il est un ennui profond qui nous révèle notre être et nous interroge sur notre condition. L’ennui fait partie de notre façon singulière d’être au monde.
Roquentin, le héros de « La nausée », s’ennuie. Cet ennui, qui dénude le temps, est le « cœur profond de l’existence ». Avec l’ennui, règne l’indistinct qui engloutit toutes choses. Avec cette sorte de décomposition tranquille, on va habiter la vie et la mort d’une façon différente. Ne rien savoir, ne rien vouloir, ne rien pouvoir : l’ennui nous éloigne de la trépidation de la réalité et nous incite à rechercher ce désir de rien.
Avec l’ennui, on n’habite plus vraiment le monde, on ne s’y sent plus en sécurité : On y est certes, mais sans véritable abri. On s’y tient simplement en déséquilibre, pour personne et pour rien. L’espace est devenu silencieux, sans langage, sans paroles, sans sol, sans sûreté, en une sorte d’errance.
Choisir plutôt la léthargie de l’ennui que l’accablement du désespoir. L’ennui peut devenir la grande affaire de la vie.
« Rester là, tenir, dans l’ombre de la cicatrice en l’air
Rester là, tenir — pour - personne — et — pour — rien »
Paul Celan
Francine Demichel