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Bande dessinée "Histoire du nationalisme corse" : « Il y a dans une part de subjectivité que j’assume… »

Raconter une quarantaine d'années du mouvement nationaliste corse en BD, voilà qui est neuf et qui relève du défi.
« Une histoire du nationalisme corse »

Raconter une quarantaine d’années du mouvement nationaliste corse en BD, voilà qui est neuf et qui relève du défi. C’est ce que nous propose Hélène Constanty au scénario et Benjamin Adès au dessin. Elle est essayiste et journaliste, auteur de deux ouvrages sur son île d’origine. Il est dessinateur et n’a aucun lien avec la terre insulaire.



Née à Marseille dans une famille balanine, Hélène Constanty a découvert les événements qui ont bouleversé la Corse lors de vacances au pays où adolescente elle a pu écouter des chants polyphoniques dans un village. C’était à la fin de la décennie 70 et depuis lors elle s’est intéressée à l’île. Dans ses livres précédents elle s’est en particulier focalisée sur la spéculation et l’emprise mafieuse.

Sa bande dessinée est l’occasion d’un balayage du paysage politique insulaire d’Aleria en 1975 à l’arrivée des autonomistes et des indépendantistes aux commandes à l’assemblée de Corse, en décembre 2015. « Longue marche » parsemée de deuils, de peines de prison, de revendications au grand jour et de nuits bleues. La BD a un côté « pour mémoire » évident et ses partis pris épargnent au lecteur d’adhérer à tous ses éclairages.

Défilent sous nos yeux la naissance du FLNC, l’affaire de la disparition de Guy Orsoni, celle de la prison d’Ajaccio avec ses exécutions en juin 1984, les assassinats du docteur Lafay, de Robert Sozzi, du préfet Erignac. Nombreux sont les épisodes tragiques, les morts, les échos d’enquêtes qui ne mènent nulle part ou sombrent carrément dans le chaos tandis que prospèrent la voyoucratie si ménagée par ceux censés faire appliquer l’ordre et la justice selon les préceptes de l’Etat de droit…

Au fil des pages le surgissement des rivalités qui déchirent les militants nationalistes et ahurissent ceux qui observent – subissent – les dégâts… Aux rugissantes rodomontades d’un Pasqua, ministre de l’Intérieur, s’opposent heureusement les figures apaisantes, judicieuses, sages d’un Michel Rocard, premier ministre, au remarquable discours d’avril 1989 ainsi que celle d’un Edmond Simeoni toujours sur la brèche et courageusement conciliateur sans renoncer jamais à ses principes. A ses valeurs.

Les répits sont hélas de courte durée. Quand survient la traque aux supposés nationalistes récalcitrants à la suite du meurtre d’Erignac, nouvelle période asphyxiante. L’arrestation d’Yvan Colonna, le chapelet de procès qui se succèdent à Paris avec leurs condamnations, ne riment guère avec éclaircies et n’impactent aucunement le crime organisé.

La BD de Constanty et Adès pose au lecteur une question :
a-t-on assez de recul pour se confronter en bulles à des événements qui ont si durement fracassé l’île, quand on constate le mal qu’on les Français à aborder leur histoire coloniale bien plus lointaine… dans le temps ? Mais les Corses sont sans doute plus aptes aux examens de conscience intransigeants et aux analyses dénuées d’a priori ! Autre interrogation : l’héroïsation de quelques acteurs ne va-t-elle pas à l’encontre de la dimension collective de la lutte ?


Le trait de Benjamin Adès
est sobre et dynamique. On appréciera qu’il prenne parfois un ton humoristique bien venu dans certains cas. Mais moins pertinents dans d’autres. On retiendra que ses couleurs, qui naviguent volontiers dans les bleutés, sont plutôt opportunes. On ne peut lui imputer que des portraits soient peu attractifs… ils sont le reflet du naturel.


                                   « Il y a dans une part de subjectivité que j’assume… »
              Hélène Constanty


Cette idée de BD sur le nationalisme corse est-elle de vous ou de votre éditeur ?

C’est à mon initiative. Collaboratrice de « La Revue dessinée », associant journalistes et dessinateurs, la BD est pour moi un média passionnant et plein de ressources. « Une histoire du nationalisme corse » est d’ailleurs coéditée par Dargaud et « La Revue dessinée ».


Comment avez-vous pensé votre scénario ?

J’ai accumulé de la documentation, de l’information et lu tous les ouvrages rédigés sur le sujet. J’ai également préparé un documentaire pour la télévision sur le même thème. L’album compte 200 pages, j’ai donc dû choisir des moments forts pour illustrer le récit et quelques personnalités qui avaient vécu cette histoire afin que le lecteur ne s’éparpille pas.


La BD se prête-t-elle au récit politique brûlant ?

Elle procure une liberté qu’on ne trouve pas dans les autres genres littéraires. Elle apporte plus de possibilités que le document classique. J’ai écrit les séquences, les scènes, qui peuvent revivre sous le trait du dessinateur. « Une histoire du nationalisme corse » est un type de roman graphique qui s’adresse à tous : adolescents et adultes.


Vous évoquez des épisodes qui ont laissé des blessures vives chez bon nombre de Corses. N’avez-vous pas craint de les raviver ?

Pas du tout… Mon récit est documenté. Factuel… Je suis persuadée que ça fait du bien de se pencher sur son passé. Maintenant on a assez de recul pour affronter cette histoire.


La partialité, le jugement étaient-ils des obstacles sur votre route ? Peut-on faire preuve actuellement d’objectivité face à de tels drames et tragédies toujours présents ?

Je ne crois pas à l’objectivité. Dans mon récit le personnage de Pascal Paoli relève de la fiction. Il y a dans l’album une part de subjectivité que j’assume comme dans le choix des moments forts mis en valeur. C’est pour cette raison que la BD est « une » histoire… et non « l’» histoire… Je relate les choses de la manière dont je les perçois.


Qu’est-ce qui a guidé votre choix de mettre en avant le rôle de certains – Léo Battesti, Alain Orsoni, Pantaléon Alessandri - plutôt que d’autres ?

J’ai apprécié leurs témoignages dans leurs livres respectifs. A mes yeux ce qu’ils ont écrit est primordial, surtout parce qu’ils l’ont fait à la première personne.


Il y a eu d’autres témoignages, par exemple, ceux de Jean Michel Rossi et de François Santoni dans « Pour solde de tout compte » !

Ce livre est celui de Guy Benhamou dans lequel sont rapportés les propos de JM Rossi et F Santoni. Je répète, j’ai préféré le « je »…


Pascal Paoli est le personnage incontournable des luttes en Corse. Il en est l’incarnation. N’est-ce pas risqué de la faire intervenir dans certains épisodes ? De lui faire prendre parti ?

A travers Pascal Paoli c’est un peu moi qui parle. Oui, je me suis mis à sa place… Par exemple, lorsqu’il manifeste sa désapprobation devant la revendication de l’assassinat de Robert Sozzi, aux Journées Internationales de Corte, en 1993, par le FLNC et qu’il voit le public applaudir.


Plusieurs fois le nationalisme corse a semblé au fond du gouffre, ainsi après l’assassinat de Claude Erignac. Comment expliquez-vous son – ses – rebond-s. Est-ce finalement dû aux erreurs du pouvoir central ? Où à l’adhésion profonde des Corses à la lutte menée par les nationalistes ?

Le mouvement clandestin violent était moribond bien avant l’assassinat du préfet Erignac. J’ai tenu à distinguer les deux tendances existantes dès le début du mouvement nationaliste : lutte armée clandestine et lutte autonomiste. Le groupe des modérés l’a finalement emporté. Après l’assassinat du préfet il est vrai que la répression a été sévère et les pistes suivies par les enquêteurs embrouillées…


De la victoire électorale des autonomistes et des indépendantistes en décembre 2015 vous parlez d’une victoire inédite. Pourquoi ce qualificatif ?

Inédite, car c’est la première fois qu’un tel succès électoral intervient dans une région française. Inédite et non inattendue. A l’époque les clans sont, en effet, décrédibilisés. Celui de gauche est laminé par l’affaire Giacobbi. Celui de droite est complètement divisé. D’où une place disponible sur l’échiquier politique. L’élection de Gilles Simeoni à la mairie de Bastia a été en outre un prologue à la victoire à l’assemblée de Corse. Mais ce qui a été décisif, c’est le dépôt des armes qui a ouvert le champ des possibles.


Le succès dans les urnes des nationalistes – autonomiste et indépendantistes – ne doit-il pas beaucoup aux acteurs culturels du riacquistu ? N’ont-ils pas joué un rôle déterminant dans l’opinion ?

Je me suis posé la question. Fallait-il revenir sur le mouvement culturel ? Pareil pour le combat écologique contre les « boues rouges », contre l’implantation d’un site d’essais nucléaires à l’Argentella ? Dans les deux cas la mobilisation a été très forte. Néanmoins je devais faire des choix…

Propos recueillis par M.A.P
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